Page 105 - Livre Beau-Rivage Palace
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des financiers et des aristocrates aussi bien que des hommes d’État de métier, généralement sans formation d’historien, qui cherchent antiquités, des églises, des palais et des galeries de Paris, du Rhin et la mode, les guides de voyage proliférant depuis la fin du xix siècle,
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et des membres de familles royales, cela le condamnait aussi à être avant tout à mêler analyse économique et commerciale, histoire du nord de l’Italie à contempler les paysages romantiques – consi- ils tendaient de plus en plus à proposer un environnement exclusif
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un foyer d’intrigue internationale et de mystère : « Pour autant que familiale et anecdotes personnelles, sans pour autant explorer sys- dérés comme « sublimes » depuis le xviii siècle – des cols alpins, et socialement filtré à ceux qui avaient les moyens de s’offrir une
je sache, mon quatrième sous-chef pourrait bien être l’agent de quelque tématiquement les implications politiques et diplomatiques de leur des pics et des glaciers, était bien établie. Elle allait être bientôt haute qualité d’espace, d’agencement, de mobilier, de cuisine, de
gouvernement européen ». sujet . Il existe aussi une histoire de l’hôtellerie, intéressante et confirmée par les impulsions combinées du développement du confort, d’ambiance et de service, et disposaient du capital culturel
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Frère du plus célèbre poète anglais, Robert Graves, et lui- scientifique, qui traite essentiellement de l’architecture, du design sanatorium de montagne et des « sports d’hiver », au cours des der- nécessaire pour se sentir à l’aise dans de tels cadres et répondre aux
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même écrivain voyageur et chroniqueur des cercles d’habitués des et de la décoration . On peut, par ailleurs, consulter de nombreu- nières décennies du xix siècle . Depuis la fin du xviii siècle, les attentes de leurs compagnons de résidence en termes de représen-
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lieux de villégiature du gratin international, Charles Graves recon- ses monographies consacrées à des hôtels spécifiques, de qualité hôteliers suisses occupaient le premier rang, fixant des standards tation sur cette scène restreinte et vouée au loisir, mais exigeante.
naissait la valeur, pour un palace, d’un passé associé aux altesses et à inégale en ce qui concerne la contextualisation, le sérieux de la internationaux en matière d’excellence (et, on s’en plaignait sou- Ces critères pouvaient être satisfaits par un nombre toujours crois-
la noblesse, en particulier lorsqu’il convoquait des événements que recherche et la construction thématique. On mentionnera, à ce vent, de prix élevés), aidés en cela par une demande soutenue de sant d’aristocrates, de financiers, d’industriels, de magnats et de
l’on pensait avoir pu changer le cours de l’histoire. En 1938, il décrit sujet, les récents efforts d’Andreas Augustin et de son équipe pour qualité de service de la part d’une clientèle haut de gamme ; par « rentiers » provenant des États-Unis, du Canada, d’Amérique latine,
l’Hôtel des Trois Rois (ou, ainsi qu’il l’appelle et si vous préférez, le collecter, rassembler et présenter un matériel archivistique propre les opportunités qu’offrait la situation unique de la Suisse au car- et d’Orient aussi bien que d’Europe (la Russie prérévolutionnaire
« Drei Könige ») de Bâle, comme : « Probablement le plus célèbre caravan- à documenter différents aspects de l’histoire d’un certain nombre refour touristique de l’Europe occidentale ; par le développement largement incluse), qui évoluaient sur la scène mondiale suivant un
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sérail d’Europe ; il a certainement reçu plus de membres de familles royales d’établissements internationaux à partir de la fin du xix siècle, qui d’un réseau ferroviaire dense et étendu durant la seconde moitié calendrier mondain qui les conduisait régulièrement aux mêmes
qu’aucun autre au monde. » Il poursuit en égrainant une liste complète esquissent les contours des événements politiques et diplomati- du xix siècle (qui faisait parfois appel à des techniques de pointe saisons dans les mêmes stations et les mêmes capitales . De tels
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et remarquable, tirée du Livre d’or de l’hôtel, qui comprend des ques importants qui s’y sont déroulés . La littérature consacrée à pour pénétrer profondément l’immensité alpine, ce qui permet- environnements attiraient également les aventuriers, les arrivis-
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membres des familles royales japonaise et chinoise, le roi Farouk l’histoire de l’hôtellerie en général ne s’intéresse que peu, sinon pas tait en retour le développement d’une nouvelle hôtellerie dans ces tes, les joueurs professionnels et les chasseurs de fortunes, comme
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d’Égypte, le Shah de Perse ainsi que des monarques, ex-monarques du tout, à ces aspects de l’activité et de l’influence du palace in- lieux reculés) ; par sa neutralité confirmée en matière de politique l’avaient fait tous les lieux à la mode depuis le xviii siècle. Les
et prétendants au trône de toute l’Europe. Cependant, ce qui est ternational : la collection d’études interdisciplinaires sur l’hôtellerie internationale et par la diversité des langues parlées dans ce pays problèmes liés au besoin de distinguer les gens ayant un réel statut
plus intéressant encore, c’est que : « Ce livre d’or est saturé de drames publiée par Lashley et Morrison – par exemple – , qui se propose (auxquelles s’ajoutait déjà l’anglais, qui émergeait alors comme lan- social ou une véritable fortune de ceux qui jouaient des rôles dans
invisibles. Les signatures de certains princes allemands en 1866 sont en lien d’asseoir la crédibilité scientifique de cette nouvelle discipline, trai- gue internationale du tourisme) . des intentions variées avaient été suffisamment endémiques à Bath
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direct avec la guerre prusso-danoise pendant laquelle le Schleswig-Holstein te du sujet sous de très nombreux aspects sans pour autant inclure En dehors de la Suisse, le palace international de l’ère du et dans d’autres stations d’hygiène ou de plaisir de l’Angleterre
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a été cédé à l’Allemagne. » L’objet de la visite du prince royal d’Égypte la politique et la diplomatie . chemin de fer était un phénomène lié aux capitales et aux réseaux georgienne pour constituer un thème majeur du roman anglais
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en 1869 était « d’avoir ses quartiers dans un endroit d’où il puisse inviter Bennett avait raison de considérer 1869 comme une date émergents de centres de tourisme d’élite, culturels ou hygiéniques, de l’époque de la Régence . L’hôtel était à cet égard un havre, un
les membres des familles royales d’Europe à l’ouverture du Canal de Suez ». fondatrice en ce qui concerne le palace « moderne » de la première qu’ils fussent des villes historiques réputées pour leur richesse archi- espace hybride entre les sphères publique et privée, qui excluait les
En outre, plus récemment : « La Banque des Règlements Internationaux époque du rail, du voyage de luxe par paquebots et de l’impérialis- tecturale, leur vie théâtrale, artistique ou musicale, des centres ther- indésirables beaucoup plus efficacement – par les prix et l’ambian-
de Bâle a été responsable… des visites des principaux banquiers et finan- me mondial. Il avait raison de faire ressortir la naissance des socié- maux construits sur un modèle largement hérité du xviii siècle ce – que ne pouvaient le faire les lieux de distraction plus directe-
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ciers du monde », tels Norman Davies, des États-Unis et Montagu tés d’investissement et de l’exploitation économique des ressources (bien que souvent équipés d’hôtels construits au xix ), ou des sta- ment commerciaux comme la salle de fêtes, la jetée ou le Casino,
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Norman, de la Banque d’Angleterre. Comme le précise Graves, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique centrale et du Sud par les pouvoirs tions balnéaires ou climatiques capables d’attirer la haute société qui permettaient à des gens aux statuts sociaux et aux ressources
l’hôtel n’est, en un certain sens, pas seulement la toile de fond des européens en compétition les uns avec les autres et, sur le continent internationale ou cherchant à la séduire. Ce dernier concept se financières inférieures de « s’habiller », de copier les manières et les
drames de la diplomatie et de la haute finance qu’il évoque, mais américain, avec les États-Unis . Il était aussi parfaitement judicieux développait dans la foulée de nouvelles cultures du loisir, de nou- habitudes de conversation à la mode pour se frayer un chemin
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véritablement un acteur des processus à part entière . que son hôtelier, si bien introduit dans les réseaux de l’élite interna- velles habitudes de l’aristocratie, de la ploutocratie, des arrivistes au côté des élites. Le palace, qui permettait d’éviter ce problème
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Ces idées pertinentes sur le rôle du palace international n’ont tionale et si intimement mêlé au monde de la haute finance mon- et des opportunistes. Que ces hôtels aient été construits à cet effet ou d’en réduire considérablement l’intensité, se présentait dès lors
pas encore été développées par les historiens de cet important phé- diale, fût Suisse. Dans les années 1860, la réputation de la Suisse ou qu’ils soient d’anciens bâtiments résidentiels adaptés en consé- comme un lieu approprié aux conférences internationales et autres
nomène, pour la plupart issus des rangs des professionnels de l’in- comme plaque tournante internationale, prolongement du « Grand quence ; qu’ils se situent en vieille ville ou dans des lieux de villé- entrevues diplomatiques, tout en offrant les opportunités de ren-
dustrie hôtelière, dont le point de vue importe certes, ou écrivains Tour », qui conduisait aristocrates et curieux à la découverte des giature, dans de nouvelles destinations ou dans des quartiers chics à contres moins formelles .
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