Page 293 - Livre Beau-Rivage Palace
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SOUVENIRS





 MADEMOISELLE

 GABRIELLE CHANEL

 1953







 Michel DÉON














 « Si amollissante que fût l’atmosphère de Lausanne, j’aimais bien le Beau-Rivage
 dirigé alors par un Suisse allemand, M. Muller, d’une lourde gentillesse.
 Grande était sa stupéfaction quand il voyait arriver en premier ma voiture de sport décapotée,   Dans cette ambiance, Mademoiselle Chanel contrastait par son énergie et sa santé.
 Coco assise à côté de moi, la tête voilée de gaze rose comme une automobiliste des années 1900.   Son apparition à l’heure du déjeuner, après de longs préparatifs, était une entrée de théâtre.

 Derrière suivait la Cadillac conduite par un chauffeur en livrée, avec les deux femmes de chambre   Si de la foule elle était oubliée, son image, son allure ravivaient les souvenirs de la clientèle du
 sur la banquette de peluche grise, l’une agrippant de ses mains rongées par les détergents   Beau-Rivage : ces douairières en robe de dentelle noire, les fanons de leur cou retenu
 la fameuse mallette à bijoux comme si elle apportait le saint sacrement aux sursitaires   par un rigide ruban de velours, s’étaient habillées chez elle, jupes au genou, trente ans plus tôt,
 du Beau-Rivage […], refuge si antédiluvien, habité par des troglodytes, qu’il en devenait   et ces vieux messieurs claudiquant sur leurs cannes d’ébène y avaient ouvert un compte pour leurs

 passionnant. Les révolutions d’Amérique du Sud, la soviétisation rapide de l’Europe centrale et   petites amies ou sortaient ses mannequins le soir après le défilé de la collection. Ainsi, quand
 de l’Asie, comblaient les vides dès qu’une épidémie de grippe libérait une dizaine de chambres.   elle traversait le hall et gagnait la terrasse du restaurant, un murmure l’accompagnait. Une fée
 Dans le grand salon, des dames roumaines, grecques ou argentines jouaient aux cartes dans   passait et ils revivaient leur jeunesse du Deauville de 1910 aux dernières années de
 un nuage de fumée bleue. Des fortunes changeaient de main dans la soirée après dîner, mais   l’entre-deux-guerres […]. Nous étions souvent plusieurs à déjeuner sur cette terrasse assez haute

 comme la direction veillait à interdire les professionnels, le système fonctionnait en vase clos et tout   pour ignorer les quais d’Ouchy et n’offrir que la vue du Léman, ce miroir au tain effrité
 le monde ressentait jusqu’à la léthargie ce sentiment de sécurité, je dirais même de surdité,   sur lequel glissent des silhouettes de vapeur en carton et des voiliers gros comme
 permettant d’oublier au moins pendant quelques instants la mort qui approche à grands pas, qui va   des jouets d’enfants. »
 se saisir de ce vieillard exsangue dont les mains jaunes tiennent en tremblant un exemplaire

 du Financial Times ou du Wall Street journal […].











                                            Michel DÉON, Bagages pour Vancouver. Mes arches de Noé, Paris : La Table ronde, 1985, p. 17-21.







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