Page 134 - Livre Beau-Rivage Palace
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paraissent s’offrir à eux, le restaurant tel qu’il avait progressivement      Les publicités pour les grands hôtels sont révélatrices de cette   monument unique au monde ; sa forme semi-circulaire, la coupole vitrée qui   objets ont pour la plupart disparu, on ignore ainsi quels étaient les
          envahi Paris, ou la formule ancienne de la table d’hôte. À défaut, le   situation. Il y est souvent fait mention d’un restaurant à prix et     la domine, sa cheminée artistique, ses nombreuses cariatides, ses attributs   équipements des autres palaces, mais rien n’indique qu’ils aient été
         voyageur qui souhaite rester seul ou en famille, peut demander la   menu fixes et d’un autre à la carte et à prix fixe. En revanche les         multiples, son lustre étincelant, ses milliers de guirlandes étonnent l’esprit et   différents. Il fallait au contraire montrer la richesse de la table en
          restauration dans la chambre. Étrangement, le principe de la table   mets, les produits, les spécialités ou les chefs ne sont jamais mis en    éblouissent le regard . »                               harmonie avec celle du décor. Dès l’apparition de l’hôtellerie de
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          d’hôte, qui était détesté des voyageurs à la fin du xviii  siècle et au   avant. Au début de l’hôtellerie de luxe, la restauration paraît donc      Le Beau-Rivage Palace d’Ouchy correspond à ce modèle,  luxe, il y a donc une restauration de luxe qui l’accompagne, où le
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          début du xix , est au contraire repris par les palaces, en particulier   être juste un service basique qui ne constitue pas un des éléments    par ses immenses volumes, en particulier la salle à manger. Avec   qualificatif « de luxe » concerne plus son organisation matérielle et
          parisiens. Ce n’est certes pas la table peu engageante du xviii  siècle,  de choix de la clientèle.                                            son grand lustre, sa verrière en forme de coupole, ses colonnes   son décor que sa cuisine.
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          qui voyait les habitués se servir largement et laisser des miettes aux      Et pourtant, il serait inexact de s’en tenir à ce constat. La cave   de marbre, ses statues et l’ample décor de stuc, elle correspond au
          étrangers. Mais il s’agit bien d’une table commune, ouverte à tous   est en effet souvent mise en avant. Le Grand-Hôtel insiste sur la         prototype de la salle à manger de palace (fig. 1).      LA GASTRONOMIE DANS LES PALACES
                                                                                                                                                                                         16
          les clients de l’hôtel.                                 présence d’un million de bouteilles dans ses sous-sols. De nom-                            Souvent, les salles de restaurants étaient accompagnées d’un      En réalité, il semble que les palaces ouvrent dans des configu-
              Jusqu’aux années 1880-1890, à un rythme différent, les pa-  breux palaces ouvrent une boutique qui vend les vins proposés à la             ou plusieurs cafés, suivant en cela la mode lancée dans les années   rations en partie dépassées en ce qui concerne la restauration. En
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          laces offrent donc un triple choix à leurs clients : se restaurer dans   carte. Certains vont même s’engager dans une forme d’intégration      1820 et 1830 par les célèbres Café Riche et Café Anglais à Paris.  effet, si les restaurants naissent à Paris à la fin du xviii  siècle, c’est
          leurs appartements, manger dans un restaurant intégré, donc à la   verticale en possédant leurs vignobles, voire leur exploitation agri-       C’est le cas, par exemple, du Café de la Paix .         en partie par rejet du système de la table d’hôte qui choquait tout
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          carte, même si le plus souvent c’est à prix fixe, ou s’asseoir à la table   cole pour garantir des produits frais et de qualité aux clients. Ceci      Une ou plusieurs grandes salles, de 200 à 800 couverts selon   particulièrement les clients britanniques. Il peut donc apparaître
          d’hôte, également à prix fixe mais moins cher, en général 1 ou 2   démontre clairement que même si le service reste relativement               les palaces, une table d’hôte, et un service réduit, sans réel apparat,  étonnant de le reprendre dans des établissements qui se présentent
          francs pour un coût total de 5 à 7 francs.              simple, la qualité du repas est fortement prise en compte.                             on pourrait supposer que le décor de la table est également très   en général comme étant à la pointe de la technique, par exemple
              Les réactions des voyageurs sont variées et dépendent en      En outre, il est très impressionnant de voir la place qu’occu-               simple. Il n’en est rien, au contraire. La table est aussi richement   les premiers à adopter les ascenseurs, et au sommet de la qualité du
          fait essentiellement de la clientèle qui fréquente les lieux. Table   pent la salle à manger et le restaurant, avec ses cuisines, dans l’ar-   décorée que la pièce où elle se trouve. On connaît les comman-  service. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à partir des années
          d’hôte comme restaurant étant ouverts aux clients extérieurs, la   chitecture et l’équipement des palaces. Ceci est très net lorsqu’on         des des deux palaces parisiens déjà cités : Le Louvre et le Grand   1880, une adaptation s’opère avec l’abandon progressif de la table
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          fréquentation en est moins bien contrôlée. Les clients prennent   étudie les plans et les commandes des premiers palaces parisiens,            Hôtel de la Paix. Pour l’inauguration du Grand Hôtel de la Paix,   d’hôte au profit de la restauration à la carte .
          un ticket et le donnent au maître d’hôtel qui leur indique une   sorte de prototype du palace. Relatant l’inauguration de l’Hôtel du           l’Orfèvrerie Christofle a reçu une commande s’élevant à près de      Cette dernière impose deux autres modifications d’importance :
          place en fonction des disponibilités. Il y a donc toujours le risque   Louvre, L’Illustration, dans son numéro du 20 octobre 1855, écrit :     300 000 francs. Outre des objets classiques, couverts, plats, plateaux,  l’une concerne le service, l’autre touche davantage au décor. Nous
          de se trouver en promiscuité avec des voisins peu agréables à fré- « Au fond de la cour, un vaste perron à quatre rampes conduisait dans une   et tous les objets traditionnels qu’on trouve sur une table, il y avait   avons déjà indiqué que les restaurants des palaces, quelle que soit la
          quenter, bruyants, etc.                                 large et splendide galerie qui précède la salle principale, une salle à manger,        un grand surtout de table, sans doute destiné à la table d’hôte ou au   formule choisie, avaient adopté le service dit « à la russe ». L’abandon
              Les témoignages à ce sujet abondent, même si l’ensemble   un salon pour le soir, et qu’on aurait pu prendre aisément pour une salle du     buffet . Cette commande correspond aux pratiques de l’époque,  de la table d’hôte se fait au profit d’une restauration classique mais
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          fonctionne plutôt correctement . L’autre inconvénient impor-  trône, à voir ses dimensions colossales, ses plafonds couverts de peintures et   celles issues de l’adoption du service dit « à la russe ». Pour rempla-  sur une échelle très importante, puisque le nombre de repas servis,
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          tant de ce type de restauration est le bruit. Il faut imaginer que le   de cariatides, ses glaces, ses pilastres et ses lambris sculptés d’or et de marbre   cer les mets, qui désormais ne sont plus déposés au début du repas   qui ne diminue pas, implique d’adapter ce service. Il entraîne tout
         Grand-Hôtel à Paris, par exemple, peut servir jusqu’à 800 couverts   avec une magnificence extraordinaire. Peu de palais en contiennent certai-  sur la table, un surtout d’orfèvrerie ou de porcelaine assure la dé-  un cérémonial précis qui ne peut être pratiqué que par une brigade
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          à sa table d’hôte . Même si cette dernière est en réalité compo-  nement de pareilles : vous diriez la salle du trône de la Gastronomie. Je ne   coration. À partir du milieu du xix  siècle, ces surtouts deviennent   nombreuse. Elle doit en particulier être capable de travailler en par-
          sée de plusieurs tables, cela représente un nombre considérable   trouve guère à lui comparer que ces salles imaginaires de banquets royaux et   de véritables œuvres d’art, de grand voire de très grand volume.  faite coordination pour assurer un service qui impressionne le client
          de convives et donc nécessairement beaucoup de bruit, celui des   mythologiques rêvées par les grands peintres vénitiens. Ses dimensions sont   Celui du Grand hôtel de la Paix comportait en particulier une   tout en conservant aux plats leur principale qualité, la bonne tempé-
          conversations, celui du choc des couverts dans les assiettes.  grandioses : elle a 40 m de long sur 13 de large et 11 de hauteur. Balthazar    vaste pièce centrale composée de généreuses coquilles entourant   rature. Il y a alors un très grand nombre de personnes en cuisine pour
              Les clients ne sont cependant pas totalement surpris de cette   pourrait y donner son festin, et les noces de Cana y tiendraient à l’aise . »  quatre nymphes et surmontées d’une imposante statue de la Paix .  arriver à assurer une restauration à la carte sans trop d’attente pour
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          méthode de restauration. Les compagnies de navigation font de      Les appréciations ne sont pas différentes lorsqu’il s’agit du               Elle était accompagnée de pièces hautes, dont un Neptune copié   le client. Mais il y en a au moins autant en salle, pour servir le grand
          même à bord des paquebots. La table d’hôte y est également la   Grand Hôtel de la Paix, place de l’Opéra dont le guide Joanne de               dans les jardins de Versailles et une Diane. Le tout était disposé sur   nombre de tables. La salle à manger de la Rotonde du Beau-Rivage
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          norme, en particulier sur les transatlantiques .       1862 fait la description suivante : « La grande salle à manger [est un]                 la grande table avec force corbeilles et sans doute candélabres. Ces   Palace en donne une nouvelle fois une excellente idée (fig. 2, 3 et 4).
          < Fig. 1                                                                                                                                                                                               Fig. 2 >
          La salle à manger dans son état d’origine, avec la grande verrière en vitrail.                                                                                                                         La brigade de cuisine.
          Photographie, vers 1920.                                                                                                                                                                               Photographie, 1911.
          À la qualité du traitement spatial répondent la richesse du décor
          et le raffinement des tables dressées pour le dîner.
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