Page 138 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 3 Fig. 4
Ces transformations se traduisent généralement dans la salle L’importance de ces deux éléments dans l’histoire et la per- table se simplifient. Le symbole le plus évident est sans doute la et à faire sursauter de plaisir la courte et heureuse population qui avait
à manger par l’apparition de nouveaux produits, les cloches sur sonnalité des établissements se retrouve au Beau-Rivage. En effet, disparition progressive du surtout de table. C’est d’ailleurs la prin- l’avantage de les fréquenter : Le Grand Véfour, Lasserre, La Tour d’Argent,
les assiettes et les plats, les chauffe-plats qui se généralisent, etc. la table de tranche, très belle pièce de style anglais, tout comme la cipale raison pour laquelle ces objets ont disparu des réserves des Maxim’s. Il n’y avait pas mieux. On entrait dans ces maisons en prenant
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Mais elles sont surtout l’occasion de la mise en place d’un véritable presse à canard sont aujourd’hui encore en exposition dans la salle grands hôtels. des airs de barons autrichiens, avant d’en ressortir l’esprit lustré au Mouton-
spectacle, repris des écrits de Grimod de la Reynière et de son à manger. Les palaces restent néanmoins identiques à eux-mêmes, at- Rothschild, la tête bourdonnante de rêves confus d’avenir à bâtir sur des
Traité de la dissection des viandes à table . En effet, les volailles, les Cette importance du service en salle, qui rappelle les fastes tachés à une tradition qui peu à peu se sclérose. La violence de données nouvelles […]. Raymond Oliver, était à ce moment-là une sorte
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rôts, les diverses pièces de viande en un mot, arrivent désormais des cours s’accompagne d’une recherche nouvelle de la qualité la charge de Maurice Edmond Sailland, alias Curnonsky, contre de connétable des fourneaux tricolores ; tout à la fois le Bocuse du futur et le
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non dans un plat déposé sur la table, ni directement découpés dans de la cuisine. Le plus bel exemple en est donné par la carrière les palaces dans le volume consacré à la Touraine de La France Senderens de l’avenir » écrivait ainsi Le Monde . Aucun palace dans
l’assiette, mais sur une table de tranche. Magnifique objet d’ébé- d’Auguste Escoffier . Il entre au Grand Hôtel de Monaco en Gastronomique est très éloquente : « Sans doute la Touraine est un pays cette liste.
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nisterie et d’orfèvrerie, comportant un réchaud et un bain-marie 1884, y rencontre Charles Ritz et fait une carrière largement de tourisme. Chaque année, des caravanes cosmopolites, des auto-cars bon- Cet état de fait perdure longtemps, d’autant que « La Nouvelle
pour maintenir à température, couverte d’une grande cloche bas- hôtelière par la suite. Son passage dans un grand nombre de pa- dissants et des autos mugissantes se répandent à travers cet incomparable Cuisine » révélée par les journalistes Henri Gault et Christian Millau
culante qui empêche les mets de se dessécher, la table de tranche laces, du Grand Hôtel de Monaco au Grand Hôtel National de ‹ parc national › où les plus beaux châteaux du monde se mirent dans les est l’œuvre de chefs indépendants qui travaillent en province, sou-
devient l’objet symbole de la salle à manger des grands restaurants, Lucerne, du Savoy de Londres au Ritz de Paris et au Carlton de eaux calmes et lentes du plus royal entre les fleuves et de la plus charmante vent dans des villes moyennes, dans la tradition des grands noms
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tout particulièrement dans l’hôtellerie de luxe. Elle est d’ailleurs le Londres, etc., traduit la nouvelle tendance de la gastronomie dans entre les rivières : le Cher. Cette invasion pacifique et d’ailleurs profitable de la fin du xix siècle ou du xx siècle, André Pic, Fernand Point
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plus souvent gravée aux armes du restaurant et trône face à l’en- les palaces. Elle devient un élément de la renommée de l’hôtel. aurait pu déchaîner, au centre de la France, ce mal qui répand la terreur : le et autres. Les restaurants des palaces devinrent ainsi les symboles de
trée lorsqu’elle n’est pas en service. Le maître d’hôtel la fait rouler C’est d’ailleurs une démarche qui n’est pas limitée à l’hôtelle- Palace, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le Palace avec son mercantilis- ce qui n’allait pas dans la restauration, des lieux à éviter pour les
devant la table qu’il doit servir, et découpe ainsi, devant le client et rie, les compagnies de navigation au tournant du xix siècle et me odieux, son clinquant, son architecture de bazar, ses colonnes au sixième gastronomes. Lorsqu’on veut bien manger dans les années soixante
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les autres convives, les morceaux qu’il sert. du xx siècles font de même. Auguste Escoffier ouvre d’ailleurs étage, le Palace où l’imitation de simili margarine cherche à remplacer le et soixante-dix, on ne va pas dans un palace, mais dans un petit
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Ces tables sont devenues tellement emblématiques du palace la voie dans ce domaine également, en aménageant les cuisines beurre, où les sauces anonymes attendent, dans des flacons multicolores, le restaurant remarqué par les nouveaux guides.
auquel elles appartiennent, qu’elles ont en général survécu aux et en définissant ce qui doit être servi à bord des navires de la moment d’être répandues sur des ratatouilles sans gloire. Si « La Nouvelle Cuisine » commence à émerger dans les an-
diverses vicissitudes du temps. Même désarmées, inutiles, elles ne Hapag. Le menu du 25 février 1875 du Beau-Rivage en est une Et bien non ! Le hasard, cette forme laïque de la Providence, a permis nées soixante, son manifeste est publié en 1973 par Henri Gault
furent pas détruites, mais au pire conservées dans une cave ou une excellente illustration. On y retrouve toutes les caractéristiques que le pays du divin Rabelais restât un grand pays de gueule ! Les âmes et Christian Millau . Il faut cependant attendre la fin des années
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remise, amoureusement surveillées par les membres successifs de la de la grande cuisine du xix siècle : le potage et le vol-au-vent, de Grandgousier, de Gargantua et de Pantagruel, ces mangeurs et buveurs quatre-vingt, à la faveur de changements nombreux dans l’ac-
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brigade qui leur vouent un attachement très fort, tant elles symbo- puis l’alternance du poisson et des divers plats de viande, grillé, surhumains, n’ont point quitté cette contrée qui inspira la magnifique épo- tionnariat des palaces qui correspond au début de la constitution
lisent, à leurs yeux, l’excellence du lieu. rôti, en sauce, viande blanche, viande rouge et gibier (voir p. 145). pée de la Joie, de la Santé et de la Vie. Il semble que les tours de l’Abbaye de grands groupes internationaux pour que les choses évoluent.
Un autre objet vient fréquemment la rejoindre dans la salle à Pour conclure, les nombreux desserts, sans doute présentés dans de Thélème étendent encore leur ombre propice sur ces campagnes harmo- Le poids et le développement des guides, la volonté de rentabili-
manger et acquiert rapidement un statut pratiquement équivalent, la tradition de Carême et d’Urbain-Dubois. nieuses où les hommes ont connu, plus que nulle part ailleurs et savouré la ser des espaces souvent coûteux, conduisent les propriétaires des
c’est la presse à canard, mise au point pour la recette du canard au Ainsi, à la veille de 1914, les grands palaces ont fini d’inté- douceur de vivre . » grands hôtels à embaucher de jeunes chefs, à charge pour eux
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sang, inventée par Frédéric Delair, à la Tour d’Argent en 1890 . grer les transformations de la cuisine et du service de table, of- Et nous ne sommes pourtant qu’au début des années vingt. de hisser les restaurants à la hauteur des plus grandes tables. La
Très rapidement cette presse sera mise au catalogue des fournis- frant à une clientèle internationale de plus en plus exigeante ce En réalité, la cuisine des palaces s’endort sur une certaine routine, démarche est le plus souvent double. À côté d’un restaurant dit
seurs de matériel de restauration. C’est le cas des deux principaux qui apparaît comme le meilleur de l’art de vivre bourgeois du se répète, s’alourdit et s’appauvrit. Le service de salle reste guindé et « gastronomique », au service et à la cuisine le plus impeccable pos-
orfèvres industriels français, Christofle et Ercuis, qui vendent des xix siècle. prend d’autant plus d’importance que la cuisine en a moins. C’est sible et qui se lance à la course aux étoiles et aux toques, existe
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presses à canard dans le monde entier . Belles pièces d’orfèvre- en quelque sorte la revanche des maîtres d’hôtel sur les chefs. très souvent un restaurant plus abordable, de type brasserie. De ce
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rie, décoratives et spectaculaires, le plus souvent gravées, elles aussi, REPLI, UNIFORMISATION ET RÉVEIL Sans doute est-il révélateur que les grands restaurants pari- fait, les palaces retrouvent la place qui était la leur à la fin du xix
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aux armes du restaurant, elles deviennent à leur tour un élément Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le mode de siens de 1947 ne soient plus des restaurants de palaces. « Quatre, ils siècle, à l’époque d’Auguste Escoffier. Pour accompagner ce vrai
d’identification fort et un symbole de la qualité de la cuisine. vie bourgeois décline fortement. La table s’allège, les manières de étaient quatre, dans le milieu des années cinquante, à dominer leur sujet retour de la gastronomie, associé au retour du chef, les palaces
Le personnel de salle réuni sur la terrasse devant le salon Savoie. Tables dressées sur la terrasse.
Photographie, vers 1920. Photographie, août 1917.
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