Page 139 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 3                                                                   Fig. 4

    Ces transformations se traduisent généralement dans la salle      L’importance de ces deux éléments dans l’histoire et la per-  table se simplifient. Le symbole le plus évident est sans doute la   et à faire sursauter de plaisir la courte et heureuse population qui avait
 à manger par l’apparition de nouveaux produits, les cloches sur   sonnalité des établissements se retrouve au Beau-Rivage. En effet,   disparition progressive du surtout de table. C’est d’ailleurs la prin-  l’avantage de les fréquenter : Le Grand Véfour, Lasserre, La Tour d’Argent,
 les assiettes et les plats, les chauffe-plats qui se généralisent, etc.    la table de tranche, très belle pièce de style anglais, tout comme la   cipale raison pour laquelle ces objets ont disparu des réserves des   Maxim’s. Il n’y avait pas mieux. On entrait dans ces maisons en prenant
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 Mais elles sont surtout l’occasion de la mise en place d’un véritable   presse à canard sont aujourd’hui encore en exposition dans la salle   grands hôtels.  des airs de barons autrichiens, avant d’en ressortir l’esprit lustré au Mouton-
 spectacle, repris des écrits de Grimod de la Reynière et de son   à manger.     Les palaces restent néanmoins identiques à eux-mêmes, at-  Rothschild, la tête bourdonnante de rêves confus d’avenir à bâtir sur des
 Traité de la dissection des viandes à table . En effet, les volailles, les      Cette importance du service en salle, qui rappelle les fastes   tachés à une tradition qui peu à peu se sclérose. La violence de   données nouvelles […]. Raymond Oliver, était à ce moment-là une sorte
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 rôts, les diverses pièces de viande en un mot, arrivent désormais   des cours s’accompagne d’une recherche nouvelle de la qualité   la charge de Maurice Edmond Sailland, alias Curnonsky, contre   de connétable des fourneaux tricolores ; tout à la fois le Bocuse du futur et le
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 non dans un plat déposé sur la table, ni directement découpés dans   de la cuisine. Le plus bel exemple en est donné par la carrière   les palaces dans le volume consacré à la Touraine de  La France    Senderens de l’avenir » écrivait ainsi Le Monde . Aucun palace dans
 l’assiette, mais sur une table de tranche. Magnifique objet d’ébé-  d’Auguste Escoffier . Il entre au Grand Hôtel de Monaco en   Gastronomique est très éloquente : « Sans doute la Touraine est un pays   cette liste.
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 nisterie et d’orfèvrerie, comportant un réchaud et un bain-marie   1884, y rencontre Charles Ritz et fait une carrière largement   de tourisme. Chaque année, des caravanes cosmopolites, des auto-cars bon-     Cet état de fait perdure longtemps, d’autant que « La Nouvelle
 pour maintenir à température, couverte d’une grande cloche bas-  hôtelière par la suite. Son passage dans un grand nombre de pa-  dissants et des autos mugissantes se répandent à travers cet incomparable   Cuisine » révélée par les journalistes Henri Gault et Christian Millau
 culante qui empêche les mets de se dessécher, la table de tranche   laces, du Grand Hôtel de Monaco au Grand Hôtel National de   ‹ parc national › où les plus beaux châteaux du monde se mirent dans les   est l’œuvre de chefs indépendants qui travaillent en province, sou-
 devient l’objet symbole de la salle à manger des grands restaurants,  Lucerne, du Savoy de Londres au Ritz de Paris et au Carlton de   eaux calmes et lentes du plus royal entre les fleuves et de la plus charmante   vent dans des villes moyennes, dans la tradition des grands noms
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 tout particulièrement dans l’hôtellerie de luxe. Elle est d’ailleurs le   Londres, etc., traduit la nouvelle tendance de la gastronomie dans   entre les rivières : le Cher. Cette invasion pacifique et d’ailleurs profitable   de la fin du xix  siècle ou du xx  siècle, André Pic, Fernand Point
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 plus souvent gravée aux armes du restaurant et trône face à l’en-  les palaces. Elle devient un élément de la renommée de l’hôtel.   aurait pu déchaîner, au centre de la France, ce mal qui répand la terreur : le   et autres. Les restaurants des palaces devinrent ainsi les symboles de
 trée lorsqu’elle n’est pas en service. Le maître d’hôtel la fait rouler   C’est d’ailleurs une démarche qui n’est pas limitée à l’hôtelle-  Palace, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le Palace avec son mercantilis-  ce qui n’allait pas dans la restauration, des lieux à éviter pour les
 devant la table qu’il doit servir, et découpe ainsi, devant le client et   rie, les compagnies de navigation au tournant du xix  siècle et   me odieux, son clinquant, son architecture de bazar, ses colonnes au sixième   gastronomes. Lorsqu’on veut bien manger dans les années soixante
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 les autres convives, les morceaux qu’il sert.  du xx  siècles font de même. Auguste Escoffier ouvre d’ailleurs   étage, le Palace où l’imitation de simili margarine cherche à remplacer le   et soixante-dix, on ne va pas dans un palace, mais dans un petit
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    Ces tables sont devenues tellement emblématiques du palace   la voie dans ce domaine également, en aménageant les cuisines   beurre, où les sauces anonymes attendent, dans des flacons multicolores, le   restaurant remarqué par les nouveaux guides.
 auquel elles appartiennent, qu’elles ont en général survécu aux   et en définissant ce qui doit être servi à bord des navires de la   moment d’être répandues sur des ratatouilles sans gloire.  Si « La Nouvelle Cuisine » commence à émerger dans les an-
 diverses vicissitudes du temps. Même désarmées, inutiles, elles ne   Hapag. Le menu du 25 février 1875 du Beau-Rivage en est une      Et bien non ! Le hasard, cette forme laïque de la Providence, a permis   nées soixante, son manifeste est publié en 1973 par Henri Gault
 furent pas détruites, mais au pire conservées dans une cave ou une   excellente illustration. On y retrouve toutes les caractéristiques   que le pays du divin Rabelais restât un grand pays de gueule ! Les âmes   et Christian Millau . Il faut cependant attendre la fin des années
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 remise, amoureusement surveillées par les membres successifs de la   de la grande cuisine du xix  siècle : le potage et le vol-au-vent,   de Grandgousier, de Gargantua et de Pantagruel, ces mangeurs et buveurs   quatre-vingt, à la faveur de changements nombreux dans l’ac-
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 brigade qui leur vouent un attachement très fort, tant elles symbo-  puis l’alternance du poisson et des divers plats de viande, grillé,   surhumains, n’ont point quitté cette contrée qui inspira la magnifique épo-  tionnariat des palaces qui correspond au début de la constitution
 lisent, à leurs yeux, l’excellence du lieu.  rôti, en sauce, viande blanche, viande rouge et gibier (voir p. 145).   pée de la Joie, de la Santé et de la Vie. Il semble que les tours de l’Abbaye   de grands groupes internationaux pour que les choses évoluent.
    Un autre objet vient fréquemment la rejoindre dans la salle à   Pour conclure, les nombreux desserts, sans doute présentés dans   de Thélème étendent encore leur ombre propice sur ces campagnes harmo-  Le poids et le développement des guides, la volonté de rentabili-
 manger et acquiert rapidement un statut pratiquement équivalent,  la tradition de Carême et d’Urbain-Dubois.  nieuses où les hommes ont connu, plus que nulle part ailleurs et savouré la   ser des espaces souvent coûteux, conduisent les propriétaires des
 c’est la presse à canard, mise au point pour la recette du canard au      Ainsi, à la veille de 1914, les grands palaces ont fini d’inté-  douceur de vivre . »  grands hôtels à embaucher de jeunes chefs, à charge pour eux
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 sang, inventée par Frédéric Delair, à la Tour d’Argent en 1890 .  grer les transformations de la cuisine et du service de table, of-     Et nous ne sommes pourtant qu’au début des années vingt.  de hisser les restaurants à la hauteur des plus grandes tables. La
 Très rapidement cette presse sera mise au catalogue des fournis-  frant à une clientèle internationale de plus en plus exigeante ce   En réalité, la cuisine des palaces s’endort sur une certaine routine,  démarche est le plus souvent double. À côté d’un restaurant dit
 seurs de matériel de restauration. C’est le cas des deux principaux   qui apparaît comme le meilleur de l’art de vivre bourgeois du   se répète, s’alourdit et s’appauvrit. Le service de salle reste guindé et  « gastronomique », au service et à la cuisine le plus impeccable pos-
 orfèvres industriels français, Christofle et Ercuis, qui vendent des   xix  siècle.   prend d’autant plus d’importance que la cuisine en a moins. C’est   sible et qui se lance à la course aux étoiles et aux toques, existe
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 presses à canard dans le monde entier . Belles pièces d’orfèvre-  en quelque sorte la revanche des maîtres d’hôtel sur les chefs.  très souvent un restaurant plus abordable, de type brasserie. De ce
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 rie, décoratives et spectaculaires, le plus souvent gravées, elles aussi,  REPLI, UNIFORMISATION ET RÉVEIL     Sans doute est-il révélateur que les grands restaurants pari-  fait, les palaces retrouvent la place qui était la leur à la fin du xix
                                                                                                                               e
 aux armes du restaurant, elles deviennent à leur tour un élément      Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le mode de   siens de 1947 ne soient plus des restaurants de palaces. « Quatre, ils   siècle, à l’époque d’Auguste Escoffier. Pour accompagner ce vrai
 d’identification fort et un symbole de la qualité de la cuisine.  vie bourgeois décline fortement. La table s’allège, les manières de   étaient quatre, dans le milieu des années cinquante, à dominer leur sujet   retour de la gastronomie, associé au retour du chef, les palaces

 Le personnel de salle réuni sur la terrasse devant le salon Savoie.      Tables dressées sur la terrasse.
 Photographie, vers 1920.                                                 Photographie, août 1917.



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