Page 16 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 6                                                  Fig. 7                                                                                 Fig. 8

          mise en valeur par un parc d’expression romantique, la situation du   consignée dans le procès-verbal de la séance du conseil du 9 avril       Comme l’attestent les centaines de documents iconographiques   humide du repassage – pour faire le lit du client suivant . » Et c’est ce que
                                                                                                                                                                                                                                                        20
          Palace, qui jouxte immédiatement la promenade publique, inter-  1957 . Destin singulier que celui de cette résidente qui fit siens,            visionnés durant la préparation de cet ouvrage qui tous le donnent   font les textes réunis sous le titre générique de Souvenirs qui jalon-
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          disait de l’entourer d’un véritable jardin. Aménagée en parterre de   durant plus d’un quart de siècle, les murs du Beau-Rivage et que         à voir sous des angles convenus, ou qui ne vont jamais au-delà des   nent les différents chapitres, ce que font aussi les articles de Jacques-
          pièces coupées bordé d’une balustrade, la terrasse qui surplombe   retracent Evelyne Lüthi et Philippe Visson. La famille McCann ar-           pièces d’apparat (le hall, la salle à manger). Une cliente du Beau-  Michel Pittier, de Gabriel Jardin, les portraits…
          l’ancienne galerie marchande, aujourd’hui transformée en bras-  rive à Ouchy dans les années trente avec deux filles et un chien.              Rivage Palace écrit à une amie descendue au Grand Hôtel Olt      Le lac Léman est noir d’encre, c’est le sentiment qui s’impose
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          serie, en tiendra lieu. Au cours du  xx  siècle, des modifications    Les demoiselles grandissent, les chiens se succèdent, les parents dé-    de Marienbad : « Ouchy, 23.8.09 – Je me suis aperçue après le départ   à la lecture du texte de Cordula Seger qui évoque ce que la pas-
          apportées au coup par coup gomment progressivement les plans   cèdent et l’aînée, Helen, déménage en 1959 dans une villa dont                  de ma lettre hier que j’avais négligé de vous parler de l’embellissement de   sion amoureuse a inspiré aux écrivains, en particulier quand elle
          des deux jardins jusqu’à les rendre illisibles, sans que les ensembles   certaines chambres ne sont pas sans rappeler la suite 450 qu’elle     Beau-Rivage, ma chère amie, la maison peut rivaliser maintenant avec tous   a eu pour décor quelques hôtels disposés sur ses rives. Il y a aussi,
          ne fassent jamais l’objet d’un réaménagement concerté. Aux pertes   occupait à l’hôtel…                                                        les palaces que nous connaissons. Pour vous en donner une idée, je vous   comme  une  présence  tutélaire,  le  souvenir  de  Hans  Christian
          de substance sur le terrain répondent les pertes de mémoire et      L’imaginaire fait volontiers du théâtre et de l’hôtel les lieux            adresse cinq cartes postales représentant les principales pièces de l’hôtel et   Andersen relaté par Pierre et Aase Goy-Hovgaard, la signature
          les carences archivistiques, qui font le lit des légendes et des on-  par excellence des cessions d’identités, des faux-semblants et du        sa façade . » Font exception quelques vues qui le montrent de dos,  de quelques autres. Dans un registre plus léger, le Beau-Rivage
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          dit. Rien ne documente une hypothétique intervention du célè-  hasard. Dans le film d’Alfred Hitchcock La mort aux trousses ,                  secret, plus vulnérable, tel un personnage de Kaspar Friedrich, ou   Palace ne sert-il pas de décor à une comédie en trois actes dont les
          bre architecte paysagiste Achille Duchêne, et l’on ne sait plus où   l’agent George Kaplan, personnage inventé par les Services secrets        cette elliptique affiche de 1938, qui réussit à vanter l’établissement   rebondissements n’ont rien à envier au vaudeville le plus parisien
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          s’enracine une rumeur selon laquelle un chien de Coco Chanel   américains pour détourner l’attention d’un dangereux espion, n’a                en n’exposant que ce que l’on voit de ses balcons (fig. 8 et 9) !  ou encore à une bande dessinée  (fig. 11) ? La première, intitulée
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          serait enterré dans le cimetière animalier qui occupe la partie   d’existence que par les hôtels dans lesquels il est descendu : « On              Léon-Paul Fargue relate l’histoire d’une fillette qui faisait le   La Grande-Duchesse et le garçon d’étage et dont la didascalie indique :
          orientale du parc.  Les lacunes documentaires nimbent ces jardins   June sixteenth, you checked into the Sherwyn Hotel in Pittsburgh as Mr.    guet près du Meurice de Paris pour voir si les têtes couronnées  « Hall d’un palace en Suisse, à Ouchy » fut plusieurs fois adaptée au
          d’un mystère qui, somme toute, participe de la poésie nostalgique   George Kaplan of Berkeley, California. A week later you registered at      qui s’y trouvaient ressemblaient aux portraits de sa collection de   cinéma, en 1926 par Malcolm St. Clair, en 1934 par Frank Tuttle
          et gourmée que distillent aujourd’hui les ensembles hôteliers de la   the Benjamin Franklin Hotel in Philadelphia as Mr. George Kaplan of      timbres…  Denis Bertholet interroge quant à lui les Livres d’or du   sous le titre Here is my Heart. Et c’est encore la littérature qui tend
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          Belle Époque. Et pourtant, les procès-verbaux du conseil d’admi-  Pittsburgh. On August eleventh you stayed at the Statler in Boston. On       Beau-Rivage Palace comme des témoins pour y retrouver, peut-  la perche au septième art, dans le roman de Vicki Baum : « Au 68,
          nistration regorgent de notations qui laissent à penser que le sort  August twenty-ninth George Kaplan of Boston registered at the Whittier    être, quelques-unes des figures qui ravissaient la jeune philatéliste !   une machine à écrire cliquetait, obstinée : le représentant d’une société
          du jardin leur importait au moins autant que celui de l’hôtel : « Tout   in Detroit. At present, you are registered in Room seven nintey-six at the   Partant du présent et de ses « people » pressés, il remonte le temps.  américaine de films y avait établi son quartier général et, sur le lit […] de
          comme les proches qui viennent de perdre l’un des leurs, le conseil ne peut   Plaza Hotel in New York as Mr. George Kaplan of Detroit […]. In two   Défilent alors des élites surannées ou régnantes, la Belle Époque   longues bandes de celluloïd étaient étalées, que l’Américain examinait tout
          se résoudre à croire à la mort des cèdres du jardin, de celui du centre avec son   days, you are due at the Ambassador East in Chicago […]. And then at   et sa  Society cosmopolite, des villégiaturistes anglo-saxons de la   en faisant son courrier d’affaires . » Littérature et cinéma ont résolu-
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          bouquet de troncs, de celui de l’entrée si majestueux et de 3 autres à l’Est.  the Sheraton-Johnson Hotel in Rapid City, South Dakota . » Francis   fin du xix  siècle, des politiciens et des artistes, des aristocrates et   ment partie liée, comme le rappelle le texte de Bruno Corthésy
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         Nous demanderons à M. Barbey forestier si véritablement tout espoir est   McCann, qui résida de nombreuses années au Beau-Rivage Palace,        des sportifs, des cantatrices et des sybarites… Alors que, justement,   qui associe des catégories d’hôtel et des types de films et fait figu-
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          perdu, avant de faire venir, la mort dans l’âme, les bûcherons . »  a parfaitement joué – peut-être de manière involontaire – des res-         Archibald Olson Barnabooth distribue à l’envi ses cadeaux au per-  rer en bonne place Mort à Venise, film de Luchino Visconti (1971)
              Le thème du « chien à l’hôtel » aurait pu à lui seul occuper un   sorts du visible et de l’invisible, faisant de sa chambre un théâtre     sonnel du Carlton de Florence , George Orwell s’épuise dans les   tiré d’une nouvelle que Thomas Mann écrivit en 1912.
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          chapitre entier de cet ouvrage (fig. 6). S’il est un leitmotiv de la   d’illusions où photographe, sujet photographié et regardant sont        cuisines d’un grand hôtel parisien . Ce raccourci pour dire qu’il      Il n’est pas d’histoire possible sans mémoire, et cet énoncé
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          littérature et du cinéma « hôteliers » , s’il a son cimetière au Beau-  pris dans une sorte de comédie des apparences (fig. 7). Et n’est-ce    convenait d’ajouter aux noms des personnages « riches et célèbres »   postule implicitement que cet ouvrage n’existerait pas si l’hôtel
          Rivage, il n’y a donc rien d’étonnant à le trouver niché jusque   pas aussi le propos de la nouvelle de Christophe Gallaz, que de              qui ont arrêté leurs pas au Beau-Rivage Palace, ceux moins connus   n’avait pas conservé ses livres comptables, dépouillements, comp-
          dans la correspondance du directeur : « J’étais présent en cuisine au   laisser entendre que « l’insaisissable palacien », avec ses ors et ses stucs   peut-être, mais non moins importants, des personnes qui en ont   tes d’exploitation, grands livres, devis de construction, journaux,
          moment où le sommelier a retiré la commande pour ‹ Monsieur le chien   est à même de théâtraliser les questionnements ontologiques les         animé les espaces, de celles encore qui ont assuré la bonne marche   bilans, conventions hypothécaires, brouillards, récapitulations,
          du 162 › pour lequel son maître avait demandé un double Hamburger   plus perforants ?                                                          de l’établissement depuis 1861 (fig. 10). Cette chaîne ininterrom-  comptes-rendus, procès-verbaux, registres de main courante, ac-
          avec des légumes frais, après avoir refusé, selon les dires du garçon, le man-     Pris dans une logique contradictoire d’ostentation (il doit s’af-  pue de passants que symbolisent la porte à tambour, le long couloir   tes notariés, inventaires de cave… qui en sont la trace matérielle.
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          ger habituellement servi aux nombreux cabots séjournant à l’hôtel … »  ficher et se vendre) et de discrétion (il se doit de préserver celle des   et sa batterie de portes, ainsi que des notations lapidaires com-  Cet ensemble exceptionnel d’archives constitue non seulement
         Il n’est jusqu’à la chute du caniche d’Helen McCann qui ne soit   hôtes), l’hôtel est, à tous points de vue, le lieu du montrer / cacher.       me: « Au n° 68 [la femme de chambre] apporte du linge frais – encore    un matériau indispensable et inespéré pour les chercheurs, mais il

          Un banc de chiens devant le salon Savoie photographié par Helen McCann   Photographie fantôme de et par Francis McCann, vers 1935.             Point de vue inhabituel sur l’hôtel qui est penché sur son bassin,   Fig. 9 >
          dans les années cinquante.                              Sur le guéridon, Laddie, le scottish terrier immortalisé                               telle une lavandière de Charles-François Landry, vers 1875.  Économie des moyens et capacité superlative d’énonciation
                                                                  par le sculpteur Édouard-Marcel Sandoz.                                                                                                        dans cette affiche publicitaire de 1938.


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