Page 243 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 1           Fig. 2

 L’ITALIE, LA SUISSE   la Feuille d’Avis de Montreux, est celle d’ouvriers âgés de neuf à   au Registre du Commerce du district de Vevey , dont le siège était
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                  quatre-vingts ans, pauvrement vêtus qui jouaient aux cartes et fre-
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 ET LES CHANTIERS DU RÊVE  donnaient des chansons d’amour accompagnées à la mandoline. En   vaient au sous-sol de la Villa Beauregard, résidence de l’hôtelier et
                  fait, ils dérangeaient. Si, au travail, leur présence était indispensable,  promoteur Ami Chessex-Émery.
                  on préférait pour le reste qu’ils soient le moins visibles possible ; ils      On doit à l’entreprise Negri et Uberti de nombreuses
                  logeaient pour la plupart dans de petits villages à la périphérie des   constructions hôtelières prestigieuses : le Montreux Palace (1905-
                  localités touristiques. Sur les chantiers, les entrepreneurs reçurent   1906), le Beau-Rivage Palace (1905-1908) dont ils avaient des rai-
                  même l’ordre d’organiser les espaces afin de ne pas mélanger cette   sons d’être fiers au point qu’ils se servirent d’une image de sa ro-
                  main-d’œuvre étrangère avec les touristes . Comme nous pouvons   tonde comme vignette publicitaire de leur papier à lettres  (fig. 1).
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                  le lire dans le cahier des charges du Beau-Rivage Palace : « Toute   L’architecte de nombre de ces chantiers « de luxe » était Eugène Jost
                  circulation au travers de la cour au Nord et des jardins du Midi de l’hôtel   qui construit en 1911 un important immeuble de rapport à Clarens
                  actuel est absolument interdite, tant pour le transport des matériaux de   (avenue Rousseau 20-22) pour les deux entrepreneurs, dont les
 Éléonore RINALDI
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                  construction que pour les ouvriers  », état de fait encore attesté par les   affaires allaient pour le mieux et qui étaient loin d’imaginer les
    « Messieurs les actionnaires – L’année qui vient de s’écouler est ca-  quel prix ! Du travail il y en avait à revendre, mais certains « révo-  mesures prises pour clôturer le chantier .   conséquences désastreuses de la Première Guerre mondiale. Durant
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 ractérisée par l’achèvement de l’œuvre projetée dès 1903, commencée en   lutionnaires » menaçaient les ouvriers à l’ouvrage sur les chantiers,      Acteurs fondamentaux de la construction et, dans une certai-  un certain temps, l’immeuble abrita les nouveaux locaux de la so-
 1905, suspendue pendant toute la bonne saison de 1906 par la grève des   les obligeant à faire grève, à revendiquer des droits, un salaire plus   ne mesure, du succès touristique, ces « gros bras » travaillèrent le plus   ciété – dissoute le 29 décembre1921 suite au décès de Negri – ainsi
 maçons, reprise vigoureusement en 1907, achevée enfin dans le courant   élevé, des assurances, une diminution du temps de travail  !   souvent dans l’ombre. Certains immigrés ayant trouvé de l’ouvrage   que probablement la communauté ouvrière italienne.
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 de l’été 1908. L’ouverture du nouvel hôtel Palace au public a eu lieu le      Les travailleurs italiens étaient partout, bon marché, nécessai-  en Italie ne revinrent jamais en Suisse, mais d’autres s’y installèrent      Negri et Uberti, comme bien d’autres entrepreneurs italiens,
 19 juin tandis qu’elle aurait été effectuée au commencement de l’année si   res à la Suisse, efficaces et expérimentés. Ils passaient de chantier en   avec femme et enfants. À force de ténacité et, souvent, de sacrifices,  sont au centre d’un véritable réseau de connaissances et de re-
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 les événements majeurs de 1906 ne l’avaient pas empêché .»   chantier et de ville en ville pour répondre à une véritable « maladie   quelques-uns réalisèrent leur rêve et pour ceux-ci, la réussite fut au   lations professionnelles. On sait aujourd’hui que patrons, contre-
    Alors même que les chantiers se succédaient frénétiquement,  de la pierre ». Ce sont eux qui, tels des fourmis, ont construit les   rendez-vous. Arrivés sans un sou dans les années 1860 déjà, certains   maîtres, ouvriers, manœuvres se déplaçaient d’un chantier à l’autre,
 que le paysage de la Riviera se couvrait de palaces, de stations   hôtels, les routes, les quais et toute l’infrastructure touristique…    maçons devinrent des entrepreneurs respectés qui employèrent à   à Montreux, Lausanne ou ailleurs, munis de recommandations.
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 touristiques, alors même que le succès était au rendez-vous, en-  Arrivés du Nord de la péninsule dans un premier temps, ces im-  leur tour d’autres Italiens. Parmi eux : François Damien Negri  et   Des groupes de migrants provenant des mêmes lieux d’origine, qui
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 trepreneurs et hôteliers devaient bien souvent souffrir d’insomnies,  migrés venaient en Suisse avec comme seule richesse leur savoir-  Louis Jacques Uberti .   logeaient et travaillaient sur les mêmes chantiers, pour les mêmes
 affolés et inquiets à l’idée de ne pas arriver à terminer les travaux à   faire et leurs bras. Ils se déplaçaient selon un schéma migratoire      Habile sculpteur, F. Negri travaille sur le chantier du Casino   entrepreneurs, formaient ainsi des « Little Italy » dans des villages
 temps pour l’ouverture de la saison touristique.   bien précis. Comme nous pouvons le vérifier dans l’étude de cas   d’Évian  (Jules Clerc , architecte) pour lequel, de son atelier mon-  tels que Chailly, La Rouvenaz, Clarens où la population laborieuse
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    Chaque année, dès 1890 déjà, le même refrain résonnait sur   réalisée à Montreux, ils arrivaient dans notre contrée en suivant les   treusien, il réalise de petits anges fripons ainsi que des bouffons   comprenait aussi les ouvriers des industries locales.
 les chantiers, que ce soit dans les petits ou dans les grands éta-  traces et les conseils de l’« explorateur ». Cet homme était le premier   évoquant le carnaval et la comédie. De 1898 à 1902, il s’associe à      Symbole des relations italo-suisses : le Simplon, point de
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 blissements hôteliers, au Caux Palace, au Montreux Palace  ou au   immigré arrivé, le plus souvent, seul en Suisse. Il ouvrait la voie aux   Morhardt et collabore au chantier des galeries du National pour   contact entre les deux pays. C’est d’abord un col franchi à pied
 Beau-Rivage, « les ouvriers font grève ». Chantiers à l’arrêt, villes sous   autres hommes de sa famille, de son village, de sa région. La devise   le compte de la Société de l’Hôtel National de Montreux, dont   ou à dos de mulet, puis dès 1906, année de l’inauguration du tun-
 surveillance militaire, femmes et enfants jetant des pierres sur les   de ces immigrés était : travailler, construire et ramener de l’argent   l’actionnaire principal était l’hôtelier et homme d’affaires Alexan-  nel, une voie de chemin de fer reliant Paris à Milan, via Lausanne,
 soldats venus calmer la main-d’œuvre en pleine effervescence .   chez eux une fois la saison terminée. Ils étaient originaires de petits   dre Émery. De 1900 à 1902, le sculpteur travaille pour le Caux    Montreux et Stresa. On peut lire dans un rapport au conseil d’ad-
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    D’un côté, le luxe pour satisfaire et attirer les touristes venant   villages de montagnes dans lesquels, bien souvent, il n’y avait ni   Palace – il est alors associé à Morhardt ainsi qu’à Uberti & Cie – puis   ministration du Beau-Rivage : « Une autre raison qui milite en faveur
 du monde entier et de l’autre, l’envers du décor : la main-d’œuvre   eau courante ni même électricité et ils se retrouvaient parachutés   sur le chantier de la Gare de Montreux de 1901 à 1902. Le 1  janvier   de l’agrandissement de Beau Rivage, c’est l’accroissement de mouvement
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 composée de maçons, manœuvres, stucateurs, plâtriers, sculpteurs,  dans des villes pour construire un luxe qu’ils ne connaissaient pas.   1905, F. Negri et L. Uberti s’associent et fondent, le 20 septembre   que l’on attend à Lausanne de l’ouverture du Tunnel du Simplon. A tort
 tous venus d’Italie afin de pouvoir travailler. Mais pas à n’importe   L’image qui reste de ces saisonniers, véhiculée notamment dans   1906, une société sous l’enseigne « Sculpture et décoration », inscrite   ou à raison, on escompte déjà maintenant l’arrivée ou le passage d’un plus

 Papier à en-tête de l’entreprise de construction Negri et Uberti, 1919.  De Jongh, Lausanne-Ouchy plage.
                  Photographie, vers 1930.



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