Page 312 - Livre Beau-Rivage Palace
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SOUVENIRS
LE PAQUEBOT DE LA TRAVERSÉE INFINIE
AUTOUR DE 1950
Philippe VISSON
« C’était bientôt du Beau-Rivage [que mon père, correspondant de divers journaux
américains] écrirait ses articles. Il affirmait que, comme Kipling, il écrivait bien mieux dans
les chambres d’hôtel, et que cette perspective particulière apportait une vue d’ensemble
de la scène politique internationale. Au Beau-Rivage, il faisait venir ses contacts pour
des rencontres privées et confortables. Sur place, il y avait un véritable gisement de personnalités Les habitudes que j’avais prises sur les paquebots, je pouvais donc les entretenir
diverses. Il fallait écarter, parfois même fuir, les mythomanes excentriques qui proposaient au Beau-Rivage, où nous séjournions, bien plus que dans ces autres palaces où nous ne faisions
à mon père des manuscrits fantasmagoriques, pures fictions, produits de leurs imaginations que passer. Je connaissais ainsi ces itinéraires trépidants à travers l’Europe, du Ritz de Madrid
légèrement dérangées […]. au Savoy de Londres, du Maria Cristina de San Sebastián au Brenner’s Park Hotel
de Baden Baden, de la Villa d’Este à Como au Bristol de Paris, et ainsi de suites, si je puis dire.
Pour moi, le Beau-Rivage était aussi devenu une académie – une leçon d’histoire vivante – Le Beau-Rivage était certainement ce qu’il y avait de plus proche du paquebot. Ça n’était
que mon père me conta avec délectation. En 1914, il s’était lui-même instruit et amusé en y pas un hôtel de passage. On s’y installait pour de longs séjours, un peu comme des croisières. On y
contemplant des personnes assises sagement sur la vaste pelouse du parc, armées de cannes vivait plus ou moins à l’année. Certains hôtes, nous compris, laissaient leurs affaires, valises, etc,
à pêche et d’une patience aussi taciturne que déterminée. Il s’agissait de malades nerveux. et leur garde-robe dans des armoires pour les retrouver à leur arrivée. Nous avions même une
Un médecin avait trouvé ce moyen pour les calmer. Il n’y avait rien à attraper, mais ils restaient petite pièce réservée, remplie de valises et d’objets divers qui deviendrait un jour mon atelier.
tranquillement immobiles face à un paysage tendu comme un écran devant lequel ils oubliaient Nous assistions à un drame lorsque, par exemple, la chambre de la ‹ Grande Mademoiselle ›, arrivée
les turbulences de ce que nous appelons aujourd’hui le stress […]. un jour avant la date prévue, n’était pas prête. Il en allait de même pour les tables de la salle
à manger. Chacun avait son territoire, sa ‹ place ›, comme dans une meute de chiens,
Les voyages sur les paquebots [entre les États-Unis et l’Europe] étaient le meilleur prélude et nous étions prêts à mordre, à tout le moins à aboyer, à chaque menace d’usurpation territoriale. »
aux séjours que j’allais faire dans les grands palaces de l’Europe d’après-guerre. Les similitudes entre
les paquebots et les palaces ne manquaient pas. Les palaces avaient flotté sur les siècles écoulés,
en évitant les guerres comme les paquebots esquivaient les icebergs que je contemplais du haut
du pont en rêvant au Titanic […].
Philippe VISSON, Souvenirs de Beau-Rivage, 2006, texte dactylographié non publié.
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