Page 325 - Livre Beau-Rivage Palace
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membres de ces dynasties tiennent à une certaine discrétion. Leurs aussi la malle qu’ils ont laissée en partant, avec leur garde-robe. enfin que la Divine elle-même, Greta Garbo, vint à plusieurs re- était ancré dans la « commune » d’Ouchy, dont les habitants étaient
noms n’apparaissent que rarement dans le Livre d’or. Les rituels mondains, dans les années cinquante, sont encore très prises au palace. tous des familiers – on travaillait avec eux, on les croisait, on les
Des personnalités de toutes origines hantent les couloirs stricts. Ils sont ceux d’un monde passé. Au fond, estime aujourd’hui Pendant la guerre et l’après-guerre, les représentants de fa- connaissait. Les thés dansants du palace, en particulier celui du jeudi
du Beau-Rivage : des survivants de l’entre-deux-guerres comme Philippe Visson, ce sont ceux de la société des années vingt – quel- milles royales occupent beaucoup de place dans l’histoire du palace. soir, attiraient la foule. On y descendait depuis Lausanne, et les socié-
Richard Coudenhove-Kalergi et Coco Chanel – qui ne sort pra- ques-uns des hôtes permanents vivent d’ailleurs au palace depuis Certains y sont amenés par des vents favorables, comme Hailé tés d’étudiants avaient coutume d’y organiser leurs bals (voir p. 79).
tiquement pas de sa chambre –, les héritiers d’empires industriels cette époque. Les conditions de confort, jusqu’à la modernisa- Sélassié, empereur d’Éthiopie, qui viendra prendre les eaux en C’est ainsi que Ray Ventura et ses collégiens, venus tout exprès de
comme Lord Guinness et le milliardaire irlandais Whalton, des tion de la fin des années cinquante, sont plus que modestes par Suisse jusqu’au début des années soixante-dix et à l’effondrement Paris, y donnèrent un concert.
hommes politiques comme Antoine Pinay, Jean Monnet et Azzam rapport aux normes actuelles. De même, les prix sont tels que de l’empire. Beaucoup sont poussés par la guerre et les change- André Muller a aussi connu les clients et leur art de vivre.
Pacha, créateur de la Ligue arabe. Le patron de la ciA, Alan Dulles, a le palace demeure accessible à un certain nombre d’aristocrates ments de régimes politiques. Plusieurs officiers supérieurs italiens, Ils viennent et reviennent au Beau-Rivage au rythme ancien et
établi l’une de ses bases au Beau-Rivage – on peut imaginer qu’un ou d’héritiers relativement désargentés. La durée moyenne des qui avaient fréquenté l’hôtel dans des temps meilleurs, y trouvent apparemment immuable de la saison mondaine, et s’y conforment
certain nombre de négociations feutrées s’y sont déroulées. Le tout séjours est sensiblement plus longue qu’aujourd’hui : on compte refuge à la fin de la guerre. Les familles de Yougoslavie, d’Albanie aux rituels non moins invariables de la vie élégante. Repas à heure
jeune Philippe Visson rencontre à plusieurs reprises Jacqueline en semaines, en mois ou en saisons plus souvent qu’en jours. Au et surtout de Roumanie hantent à plusieurs reprises les couloirs du fixe et en habit, promenade dans le parc ou sur le lac, présence dans
Kennedy et sa sœur cadette, la princesse Caroline Lee Radziwill, résultat, le Beau-Rivage apparaît comme le lieu où s’imposent palace, dans des conditions parfois dramatiques. En novembre 1947 la Rotonde ou sur la terrasse pour les concerts de l’orchestre du
née Bouvier. Plusieurs armateurs grecs et leurs suites y prennent encore la manière de vivre et les rythmes saisonniers d’une socié- on y croise la reine mère Hélène, le roi Michel et son épouse Anne Beau-Rivage – qui joue moins pour être entendu que pour bercer
leurs quartiers chaque été. Une riche famille américaine, les Mc- té déjà surannée, de mœurs et de style plutôt conservateurs. Ceci de Bourbon, chassés par les communistes. En août 1940, les princes les conversations. La vie sociale est d’autant plus intense que certains
Cann, a quitté les États-Unis au moment de la prohibition et s’est expliquerait, selon Philippe Visson, la quasi-absence des artistes Alexandre et Nicolas de Yougoslavie arrivent au Beau-Rivage en habitués, au fil des décennies, se sont attachés à la région et y ont
installée au Beau-Rivage où elle occupera pendant plus d’un quart et des gens de lettres, attirés par des établissements d’un genre compagnie d’une série de ministres et de diplomates – pour quelles acquis des propriétés. Les réseaux de relations s’entretiennent. On
de siècle une suite au quatrième étage. Il y a enfin les acteurs de plus moderne. Le changement viendra dans le courant des années négociations, quels accords, quelles redditions ? va voir ses amis, ils viennent à l’hôtel, on parle, on joue au bridge. Il
cinéma. William Holden et James Stewart passent leurs vacances soixante, quand on verra, dans les salons, les joueurs de scrabble se Les guerres sont des périodes difficiles pour l’hôtellerie. Peu n’est pas bien vu de parler affaires : il est impossible de savoir si les
au palace avec leurs familles. Le couple infernal Richard Burton substituer peu à peu aux joueurs de bridge. de visiteurs, un personnel réduit. La machine marche au ralenti. représentants du monde industriel dont le nom figure dans le Livre
et Liz Taylor y reste une semaine – elle est venue pour un trai- La fin des années quarante attire au Beau-Rivage quelques De 1940 à 1945, il n’y a pratiquement pas de signatures dans le Livre des étrangers (Bata, Guerlain, quelques riches Américains) sont là
tement dentaire et il semble que son humeur s’en soit ressentie. noms de la littérature et des arts de l’entre-deux-guerres, dont d’or. Les visiteurs, quand il y en a, ont peu envie de se montrer. pour leur repos ou le business. La famille de l’éditeur parisien Bailliè-
Charlie Chaplin, Peter Ustinov et leurs familles y viennent en plusieurs sont d’anciens habitués qui renouent avec le passé : Francis Quelques voyageurs surpris par la guerre et bloqués en Suisse vivent re, en tout cas, n’y vient que l’été et pour les grandes vacances.
voisins, Jean Seberg y fait une visite, Jules Dassin et son épouse Poulenc et Bruno Walter, le pianiste Alexandre Brailowsky, Maurice à demeure au Beau-Rivage. Un coup d’œil au Livre des étrangers, Les gens du cinéma et du spectacle sont déjà là. Certains
Melina Mercouri y font un long séjour, Gary Cooper et Gregory Chevalier, Somerset Maugham, Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, où sont consignées les arrivées de tous les visiteurs étrangers, montre ont laissé leur griffe dans le Livre d’or que le jeune André Muller
Peck y passent en automne 1953, Ginger Rogers signe le Livre Mary Pickford, Sacha Guitry (seul dans l’histoire des Livres d’or que la drôle de guerre, la débâcle et le début de l’Occupation n’ont a eu l’excellente idée d’ouvrir à titre personnel. Guitry – déjà
d’or en 1952. À ces noms connus s’ajoutent ceux d’une série de à faire l’éloge d’autre chose que le palace : « Rien n’est plus beau pas entraîné le déferlement d’une vague de réfugiés de luxe. lui – ouvre les feux en mars 1935. Au cours des années suivantes
personnages hors du commun qui vivent au palace à l’année ou que ce qu’on voit de ma fenêtre en ce moment – on voit la France »). Plus L’absence de Livre d’or jusqu’en 1939 est heureusement com- défilent les noms de Pierre Fresnay et Yvonne Printemps – déjà
à la saison. Philippe Visson, adolescent, partage avec le personnel bas dans le Livre, deux signatures se font face, celle d’un monstre pensée, pour les années vingt et trente, par les souvenirs d’André eux – , Jacqueline Delubac, Douglas Fairbanks, Maurice Chevalier,
de l’hôtel l’habitude de leur donner des surnoms en relation avec sacré, la cantatrice Kirsten Flagstad, et celle, tremblée, émouvante, Muller, fils du directeur du Beau-Rivage Palace, Werner Muller. Marlène Dietrich. Ils ne viennent pas pour des tournages ou des
telle ou telle particularité. Il y a un chasseur de tigres, un as de d’un génie : Richard Strauss. Ce dernier séjourne plusieurs mois au Avant de devenir médecin et d’ouvrir un cabinet en ville, André campagnes de promotion mais pour leur plaisir, pour leurs loisirs,
la Luftwaffe, un joueur de cartes, une aventurière, une comtesse Beau-Rivage au printemps 1949. Il occupe le plus bel appartement, Muller a passé son enfance et sa jeunesse dans les couloirs de l’hôtel. pour se reposer – ou pour une fugue amoureuse ? André Muller
avec sa volière, un prince passionné de jouets… où on a fait installer un Steinway à son intention. Il mourra quel- Il en a connu les coulisses, les cuisines, la lingerie, les ateliers, avec le se rappelle le passage d’écrivains prestigieux, Somerset Maugham,
Tout ce monde vit de manière réglée. On dîne à heure fixe. ques mois plus tard à Garmisch-Partenkirchen. On dit que l’un au grouillement de vie invisible qu’implique le fonctionnement d’un Edmond Jaloux et Francis Scott Fitzgerald. Le compositeur amé-
Chacun a sa table réservée, la même d’une année sur l’autre. Les moins des Vier letzte Lieder a été composé au Beau-Rivage. Bien tel établissement. Il a connu l’atmosphère du quartier. En ce temps- ricain Courtland Palmer loge à l’hôtel à l’année. Serge Lifar y reste
hôtes réguliers retrouvent non seulement leur chambre, mais que le Livre d’or ne porte aucune trace de son passage, nous savons là, le palace n’était pas le vaisseau solitaire qu’il est aujourd’hui. Il plusieurs mois. Mme Olga Ruiz-Picasso est une habituée.
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