Page 327 - Livre Beau-Rivage Palace
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L’aristocratie et les altesses dominent la scène. Dans le jour-  classe de loisir. On descend au Beau-Rivage parce qu’il appartient au
 nal d’André Muller se succèdent les noms d’Alphonse  xiii, roi    réseau européen des lieux de repos, de villégiature, éventuellement
 d’Espagne, de son épouse Victoria Eugenia et de l’infante Marie-  de soins et de convalescence. On y descend parce qu’on est riche
 Christine de Bourbon, de la duchesse et du duc de Kent, de la   et que c’est un lieu convenable, parce qu’on passe chaque année
 comtesse et du comte de Paris, de l’Aga Khan, du baron de Gour-  et chaque saison d’hôtels en palaces semblables, parce que famille,
 gaud. André Muller est tout jeune : il a pour camarades de jeux   parents, amis et relations vivent dans le même cadre, parce qu’enfin
 Rainier de Monaco et les enfants du comte de Kergolay, qui partage   c’est là que se déroule la vie, tout simplement. Ni utopie, ni sujet
 son temps entre la Bretagne, Paris et le Beau-Rivage. Le Livre des   de nostalgie : on y habite au présent. Cette société ne reste dans ses
 étrangers donne encore les noms, entre des centaines d’autres, du   châteaux, demeures ou appartements de Londres, Paris ou Saint-
 prince Brancovan, de la duchesse de Talleyrand, du duc de Toledo,  Pétersbourg que quelques mois d’hiver. Le reste du temps, elle est
 du prince Nicolas de Roumanie et de la princesse Alice Sturdza.  nomade. Le Beau-Rivage, entre fin de siècle et Belle Époque, s’est
 Dans les souvenirs d’André Muller se glissent enfin quelques figu-  imposé comme un campement de premier ordre.
 res d’aristocrates russes en exil, les princesses Gortchakov, Galitzine      Entre 1898 et 1900, on y croise toute la hiérarchie des titres
 et Engalichev, le prince Lobanov, le comte de Zoubaloff, et celle,  de noblesse, de la princesse Eugénie Oldenburg, du prince d’Essling
 splendide, des maharajahs de Baroda et de Kapurtala.  et du prince Troubetzkoy à la comtesse d’Arnim et au baron de
    Les années de l’entre-deux-guerres sont restées dans la mé-  Gunzburg. On y croise le monde entier : la Society britannique, les
 moire du Beau-Rivage comme celles des grandes conférences in-  grandes familles de Naples ou de Rome, toute l’Europe centrale, de la
 ternationales comme le relatent, dans cet ouvrage, John Walton et   noblesse d’Empire et des magnats de Hongrie aux nobliaux des mar-
 Bertrand Müller.  ches orientales et balkaniques, le monde germanique avec ses junkers
    Qui fréquentait le Beau-Rivage il y a un siècle ? Nous avons,  et ses industriels, l’Amérique avec ses nababs et son style déconcertant.
 via le Livre des étrangers, les noms de tous les hôtes étrangers. Cela   Et même, le 29 avril 1900, M. et Mme Stewart avec leur fille, arrivant
 fait des milliers d’entrées chaque année. Un dépouillement exhaus-  d’Australie. Un écrivain, le jeune Hugo von Hofmannsthal ; le père
 tif représenterait un labeur hors de proportion. Les sondages font   d’un écrivain, le banquier Edmond Fabre-Luce, père d’Alfred ; et un
 vite apparaître une évidence : un nom, tout seul, ne donne aucune   certain Jules Renard avec son épouse : l’écrivain ?
 indication. Qui est ce Monsieur Gillette, venu des États-Unis en      Si nous remontons plus haut dans le temps, jusqu’à l’époque
 1900 avec sa famille ? A-t-il quelque chose à voir avec certains   où l’hôtel était tout neuf, où les aventuriers et les voyageurs du
 rasoirs ? Nous ne le saurons jamais. Parfois quelque complément   début du xix  siècle cédaient peu à peu la place aux villégiateurs,
 e
 d’information permet de déchanter : ce Monsieur Ibsen, descendu   nous retrouvons les mêmes particules, les mêmes noms à résonance.
 à plusieurs reprises à l’hôtel en 1879, serait-il le dramaturge ? Hélas   Ainsi la princesse Marie de Mecklembourg, arrivée en mai 1879,
 non, la notice précise un jour qu’il est consul. Tant pis.  et un M. Churchill, quelques jours plus tard. Des fidélités se font
    Les sondages mettent en relief une autre évidence, que conforte   jour : nous avons vu que la princesse Gortchakov, exilée, vivait au
 – et qui conforte – le savoir généralement disponible sur ces temps   Beau-Rivage dans les années vingt ; le Livre des étrangers nous
 lointains. Le Beau-Rivage accueille alors les membres distingués de   indique l’arrivée d’une princesse Gortchakoff le 26 juin 1899 et
 l’internationale cosmopolite, des gens fashionables, de ceux qui se   celle d’un prince Gortchakoff en 1879. Les empires s’effondrent,
 désignent eux-mêmes sous le nom de La Société, et que le socio-  les générations passent, le Beau-Rivage demeure.
 logue américain Thorstein Veblen baptise en 1899 the leisure class, la

 Quelques signatures du premier Livre d’or du Beau-Rivage Palace, 1939-1980.




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