Page 323 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 4

 L’année a commencé avec la visite d’un couple précieux, Bernard-  désormais sont ici. Je viendrai m’y vautrer tant que je pourrai… » Des   que le transfigure ce texte, devient le lieu où se concentrent et   ricain Dean Rusk et le ministre allemand des Affaires étrangères
 Henri Lévy et Arielle Dombasle : il annonce que le palace aura   étoiles d’un autre genre se réunissent en octobre 1987 : Frédy   survivent les charmes d’une société qui n’est plus et d’une culture   Gerhard Schroeder. Pour le reste, néant. Les commentaires sont
 l’honneur de figurer dans un prochain livre, elle chante la suite   Girardet, vedette de la gastronomie mondiale et proche voisin,   qui se meurt : ceux de l’Europe dans ce qu’elle a eu de plus spéci-  aussi chiches que rares, et le mot qui accompagne ici ou là une
 royale et le clair de lune. Enfin Georges Simenon, installé à Lausanne   invite une quinzaine de grands chefs. Parmi les griffes qu’ils dé-  fique, de plus personnel à la fois et de plus universel, telle qu’elle   signature est toujours gentil, sans plus. Richard Nixon a aimé la
 depuis plusieurs décennies, passe à la fin de sa vie plusieurs mois   posent dans le Livre d’or, on distingue celles de Lasserre, Bocuse,    s’est rêvée et que d’autres l’ont rêvée. Une civilisation ancienne,  vue qu’il avait de sa fenêtre. Nous devons nous contenter de cela
 au palace. Le jour de Noël 1988, il signe une dédicace : « Au Beau-  Robuchon et Pierroz. Les institutions françaises les plus presti-  encore présente dans un microcosme idéal. Nous retrouvons l’idée   et d’une éventuelle photographie – dont ne transpire en général
 Rivage où tout est mis en œuvre pour que chacun se sente chez lui. »  gieuses sont régulièrement présentes : l’Académie française avec    de l’utopie, mais d’une utopie inversée : arrachée au passé plutôt   aucune information pertinente.
    En automne 1988, le palace est traversé par quelques uni-  Maurice Rheims, Michel Droit et Alain Decaux, la Comédie   que projetée dans le futur, enracinée dans un monde qui l’a oubliée      Un homme pourtant conserve vivant le souvenir de ce que
 vers infiniment distants les uns des autres. En novembre, la prin-  Française avec Georges Descrières, le Collège de France avec   plutôt qu’exilée au royaume des abstractions.  fut le Beau-Rivage des années cinquante et soixante. André Visson,
 cesse Anne d’Angleterre et le prince Albert de Monaco parti-  l’orientaliste Jacques Berque. Une vague de fond d’un esprit plus      Les Livres d’or nous livrent encore quelques noms d’acteurs   journaliste américain d’origine russe y vécut six mois par an avec
 cipent à une session de l’Agfis. Jacques Delors, président de la   populaire se fait jour, avec Maurice Mességué, roi de la santé par les   ou d’artistes au début des années quatre-vingt et à la fin des années   son épouse et son fils Philippe. Ce dernier, enfant puis jeune hom-
 Commission européenne, est au palace le même jour. En août,  plantes, Jacques Martin, l’illustre père d’Alix et de Lefranc, et l’ani-  soixante-dix : Mel Ferrer en 1985, John Travolta en 1984, Serge   me, fréquenta le cercle des amis et relations de ses parents, et lia
 le Livre d’or a été signé par Son Altesse Impériale la petite-fille   matrice de télévision Dorothée. Lausanne, déjà, attire les sportifs,   Gainsbourg vers 1982, Liza Minnelli en 1978. Puis plus rien. Non   connaissance avec celui, plus large, des hôtes du Beau-Rivage qu’il
 de Hirohito, précédant d’une année son frère, et par le grand   avec les coureurs automobiles Emerson Fittipaldi, Clay Regazzoni   seulement le nombre de signatures diminue drastiquement, mais   avait l’occasion de rencontrer au restaurant ou au bar, ou dont le
 Maître zen Kohun Yamada. En avril, sept signatures indiquent le   et Michele Alboreto ou les tennismen Yannick Noah et Henri    il semble que de la fin des années cinquante au milieu des années   personnel de l’hôtel lui contait les bizarreries. De ses souvenirs
 passage du groupe Supertramp au complet. En janvier, l’écrivain   Leconte. Les sessions du  cio aimantent les hommes politiques.   quatre-vingt, le Beau-Rivage palace et son administration n’aient   émerge l’image d’un palace débordant de vie, fréquenté par les
 Dominique Lapierre résume ce qu’est pour lui l’expérience pré-  Celle de 1986 réunit le prince Bertil de Suède, le prince Harald   eu d’yeux que pour l’aristocratie et les puissants. Ils enregistrent   milieux les plus élégants, par des diplomates, des acteurs, des ex-
 sente : « Après deux années exaltantes d’enquête dans les bidonvilles de   de Norvège et Jacques Chirac – qui est à cette époque premier   une belle série de visites. Des chevaux de retour de la grande po-  centriques, des parvenus – tout un monde dont le Livre d’or de ces
 cAlcuttA, se retrouver tout à coup dans la suite Paderewski du Beau-  ministre –, entourés d’une brochette de champions. Ajoutons, au   litique, Maurice Schumann et Edward Kennedy en 1985, Edgar   années ne laisse en rien soupçonner l’existence.
 Rivage, c’est faire le voyage de la terre à la lune, d’une sorte d’enfer   palmarès du Beau-Rivage, la visite de quelques ambassadeurs, mi-  Faure en 1984, Richard Nixon en 1980, mais aussi nombre de      D’abord, il y a les altesses, les grandes et nobles figures de
 à une sorte de pArAdis. »  nistres et chefs d’État, dont le roi Hussein de Jordanie accompagné   ministres, princes ou présidents en exercice : Hussein de Jorda-  l’aristocratie. Les familles royales d’Espagne et d’Italie, une série
    Quoi de commun entre Gianni Versace, Christiane Desroches-  de son épouse la reine Noor.   nie – un habitué –, la princesse Beatrix des Pays-Bas – une habi-  de familles princières alliées ou amies, des rois en exil se croi-
 Noblecourt et Jean Yanne ? Ils ont séjourné dans les mêmes murs en      En 1987, l’historien tunisien et spécialiste de l’islam Hichem   tuée –, Amine Gemayel – encore un habitué –, le prince Philippe,  sent régulièrement au Beau-Rivage. Le roi Umberto II d’Italie,
 décembre 1987. Les années 1986 et 1987 ont vu défiler un nom-  Djaït, professeur de plusieurs universités européennes et américaines,   duc d’Edinburgh, le président du Mexique Gustavo Diaz Ordaz,  le prince Victor Emmanuel, le prince Ruspoli, le roi et la reine
 bre record de visiteurs de marque. Musique : Pierre Perret, Bernard    offre au Livre d’or une dédicace exceptionnellement développée, qui   un ministre des Affaires étrangères japonais, un secrétaire général de   d’Espagne, la future reine Fabiola, le comte de Barcelone, le prin-
 Lavilliers, Wolfgang Sawallisch, Jean-Claude Casadesus, Fats Do-  éclaire ce que signifie ou a pu signifier le Beau-Rivage. Ce dernier,   l’otAn, le chancelier allemand Helmut Schmidt, des membres des   ce Louis Napoléon, le prince Rainier et la princesse Grace de
 mino, Régine Crespin, Oscar Peterson, Diana Ross et son époux,  écrit-il, « représente à merveille l’hospitalité suisse et, à mes yeux d’Arabe,   familles royales scandinaves, grecque, saoudienne, du Lichtenstein,  Monaco, Mohammed Shah Aga Khan, le roi Farouk y ont leurs
 Arne Naess jr. Cinéma : Françoise Fabian et son mari Marcel    un moment de la grandeur européenne. Avec son style merveilleusement rétro,   du Luxembourg, de Jordanie, d’Éthiopie, de Thaïlande, du Japon.  habitudes. Dans les années cinquante débarque une famille très
 Bozzuffi, photographiés sur la terrasse de leur chambre, feuillettent   c’est la vieille Europe qui surgit devant mes yeux, c’est-à-dire au bout du   En 1971, l’Empereur du Japon Hirohito, son épouse et sa suite   puissante, mais d’un style inhabituel et que certains tiennent pour
 le Livre d’or ouvert à la page où les époux Naess, quelques mois   compte une grande civilisation dans sa spécificité la plus forte, dans sa volonté   posent devant le photographe aux côtés de la crème des autorités   barbare : en septembre 1957, le roi Ibn Séoud [Saoud ben Abdel
 plus tôt, ont dessiné un grand cœur… Charles Vanel, d’une écri-  de prestige. Or je suis amoureux des civilisations, surtout quand elles aspi-  helvétiques et vaudoises (fig. 4).  Aziz Al-Saoud], arrivant de Baden-Baden, passe six jours au palace
 ture tremblée, dit son regret de quitter « cet hôtel enchanteur ». Sont   rent à personnaliser les êtres et leur identité, tout en visant une universalité      Que font-ils, pourquoi sont-ils là, nous l’ignorons. Seul le re-  avec sa suite de trente-deux personnes ; à la fin de la décennie, le
 aussi venus au palace un habitué des rives du Léman, Alain Delon,  quelconque. Le ‹ Beau-Rivage › reste à mes yeux représentatif de ce moment   tour régulier des sessions du cio nous donne une indication. Nous   roi Fayçal d’Arabie, son épouse, ses neuf enfants et leur person-
 et une divinité descendue de l’Olympe hollywoodien : Gregory   poignant où l’Europe était l’Europe et était le monde. » Un monde qui   savons aussi qu’en mars 1963 les entretiens germano-américains   nel deviennent des habitués – Philippe Visson se lie d’amitié avec
 Peck. Et un acteur français qui ne manque pas d’humour, Philippe   était le monde : dans les années quatre-vingt, cette image ne peut   qui préludent à la Conférence de Genève sur le désarmement   les enfants, entre autres Saoud, aujourd’hui ministre des Affaires
 Léotard :  « Bon ! D’accord, je n’irai plus à Capoue ! Les vrais délices   se décliner que sur le mode mélancolique. Le Beau-Rivage, tel   ont lieu au Beau-Rivage : sont présents le secrétaire d’État amé-  étrangères, et Turki, chef des renseignements jusqu’en 2001. Les

 Devant l’hôtel, départ le 11 octobre 1971 de Leurs Majestés l’empereur Hirohito
 et l’impératrice Nagako du Japon, auquel assistent Messieurs G.-A. Chevallaz,
 syndic de Lausanne, Bonnard, conseiller d’État et Payot, chancelier de l’État de Vaud,
 accompagnés de leurs épouses ainsi que Monsieur Walter Schnyder,
 directeur du Beau-Rivage Palace et Madame.
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