Page 349 - Livre Beau-Rivage Palace
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SUR LES RIVES DU LÉMAN, manesque », comme le constate le narrateur d’Ada ou l’Ardeur de FICTION ET VIE
Sur les rives du Léman, tout semble teinté d’une « touche ro-
Dans ses Ascensions en télescope, Mark Twain entreprend un pè-
UN PANORAMA LITTÉRAIRE Vladimir Nabokov, lorsqu’il se laisse aller à cette remarque entre lerinage vers Chillon au départ d’Ouchy qu’il commente, sur un
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parenthèses : « Ici, Alexei et Anna ont peut-être laissé leurs lignes de pe- ton satirique et sagace, avec le regard distant de l’Américain : « J’ai
tits points! . » Chaque histoire d’amour en rappelle une autre, pré- toujours eu une profonde et respectueuse compassion pour les souffrances du
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cisément interdite. Celle de Saint-Preux et Julie, bien que vécue ‹ prisonnier de Chillon ›, qui ont inspiré à Byron un poème si émouvant ;
exclusivement dans des lettres, celle tout à fait charnelle d’Anna j’ai donc pris le bateau à vapeur et fait un pèlerinage jusqu’au donjon du
Karenina et Alexei Wronski et celle des « nabokoviens » Ada et Van, château de Chillon, afin de voir l’endroit où le malheureux Bonivard avait,
sont apparentées. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’Albert Cohen y voici trois cents ans, subi son atroce captivité. Je suis bien aise de l’avoir
envoie lui aussi les personnages de Belle du Seigneur, eux qui vivent fait, car cette visite a permis d’atténuer quelque peu les angoisses qui me
un amour au-delà des normes sociales, et plus précisément dans tenaillaient en songeant à son martyre. Ce donjon, en effet, est un endroit
une luxueuse chambre de l’Hôtel Beau-Rivage, mais nous y re- charmant, frais et spacieux, et je ne vois vraiment pas pourquoi il en était
Cordula SEGER
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viendrons plus tard. si mécontent . » Littérature, histoire et réception s’enchevêtrent de
« L’art et la nature ont rendu ces lieux plus classiques que n’auraient séjournaient plusieurs semaines sur les bords du Léman afin de Le château de Chillon, gravé pour l’éternité dans la littéra- manière particulièrement cocasse et colorée lorsque le narrateur
pu le faire de sanglantes batailles . » C’est ainsi qu’en 1842 l’érudit pouvoir entreprendre les excursions « canoniques ». Ce qui, pour ture, est véritablement le point culminant, l’immanquable amer twainien exprime son incompréhension à propos de ce Bonivard
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romantique Heinrich Zschokke décrit dans son ouvrage Vues clas- les voyageurs, représentait une éducation à la sensibilité offrait du romantisme érudit. Les admirateurs de l’Héloïse étaient atti- qui aurait pu tout simplement converser avec les nuées de guides
siques de la Suisse, la poésie de la côte entre Lausanne et Montreux. aux autochtones les opportunités d’un commerce, ces derniers rés inévitablement vers ce lieu qui porte, comme aucun autre, et touristes qui passaient tout exprès pour lui.
Naturellement, il pense alors avant tout à Jean-Jacques Rousseau, à sachant bien enjôler les rêveurs étrangers, comme le constate le sceau du tragique et de l’innocence. C’est en effet suite à sa Mais poursuivons cet amalgame de littérature et d’histoire,
son incomparable Héloïse, à ses « passions et ses égarements » (fig. 1). Karamzine : « La plupart des habitants de Clarens connaissent la Nouvelle chute dans les flots, lors de la maladie qui s’en suivit, que Julie d’événements et d’influences. Nous pourrions alors imaginer la
Au début de la Recherche, Marcel Proust établit combien Héloïse et savent gré à Rousseau de l’illustration qu’il a répandue prit conscience des dangers moraux que pouvait entraîner son rencontre de Mark Twain avec sa compatriote Daisy Miller lors
l’imaginaire contribue à donner forme à un lieu, se fond pour sur leur hameau. Le cultivateur, en y voyant venir quelque nouveau amour pour Saint-Preux. Ainsi, « cette partie du château Chillon » d’une visite de Chillon en 1878. Le premier entreprenait en effet
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ainsi dire avec lui et le marque durablement. Pour le jeune Marcel, curieux, lui dit d’un sourire narquois : ‹ Monsieur a sans doute lu la entreprise avec cousine, mari et enfants se termine-t-elle par le cette année-là son célèbre voyage à travers l’Europe, alors que la
un paysage ne devient en effet qu’une « part véritable de la Nature Nouvelle Héloïse ? › » Pour ces connaissances, le paysan empochait sacrifice héroïque d’une mère. Voici la vision bouleversante de deuxième se dégageait des pages fraîchement publiées par Henry
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elle-même, digne d’être étudiée et approfondie » que par le choix et la un joli magot. l’accident rapportée par les domestiques : « Je pousse un cri perçant ; James. Nul doute que Twain aurait apprécié cette jeune femme, si
description du poète . Les rives du Léman, anoblies par l’histoire En 1779, William Coxe empruntait à une bibliothèque Madame se retourne, voit tomber son fils, part comme un trait, et s’élance peu conventionnelle, si peu européanisée tandis qu’il aurait trouvé
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de Rousseau, méritaient, aux yeux de bien des voyageurs célèbres, lausannoise une version de l’Héloïse, afin de comparer réalité et après lui . » dans le compagnon de voyage de Daisy, Winterbourne, l’exilé amé-
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d’être explorées le roman épistolaire en main. Ces derniers vou- poésie : « Car même si, dans la région, l’on ne conserve pas les traces The Prisoner of Chillon de Lord Byron (1816), autre icône as- ricain qui ne peut ni la comprendre ni l’estimer, quelqu’un chez
laient parcourir et expérimenter personnellement les chemins d’une histoire ressemblant à celle de Julie, les lieux sont pourtant indi- sociant le château de roc à une nouvelle histoire de dévouement. qui affermir ses thèses sur l’influence nuisible exercée par l’Europe
qu’empruntent l’amour de Saint-Preux et Julie. Ceux qui s’of- qués avec précision, et j’apprécie beaucoup que chaque endroit évoqué François Bonivard, prieur de Saint-Victor et prisonnier célèbre, sur l’esprit américain. Dans tous les cas, Daisy se montre tout aussi
fraient de tels voyages d’agrément sentimental appartenaient à la dans les lettres [qu’échangent Julie et Saint-Preux] existe réellement résiste dans ces lieux à toutes les épreuves pour rester fidèle à ses peu impressionnée par la sombre cellule du célèbre prisonnier
plus haute société. Ainsi, l’écrivain russe Nikolaï Mikhaïlovitch dans ce romantique pays . » Dans la mesure où elle était ressentie idéaux de liberté. Les vers de Byron déchaîneront une deuxième que Twain : « Au château, après qu’ils eurent débarqué, l’élément subjectif
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Karamzine déambulait-il en 1789 sur les traces de son livre favori . et éprouvée par des figures romanesques vénérées, cette nature, vague de voyages littéraires. Le contexte n’est pourtant plus le l’emporta résolument. Daisy trottina légèrement à travers les salles voûtées,
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Dix ans plus tôt, Goethe levait déjà pieusement ses yeux emplis jusqu’alors guère explicitement estimée et contemplée, devenait même, les premiers dérivés de l’impact littéraire du boom Rousseau fit bruisser ses jupes dans les escaliers en colimaçon, eut un mouvement de
de larmes sur le décor d’un amour sans artifice . Jusqu’au tour- précieuse. Ceci démontre avec quelle détermination les voya- émergent déjà : les écrivains laissent leurs protagonistes déambuler recul accompagné d’un frisson et d’un joli petit cri au bord des ‹ oubliettes ›,
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nant du siècle, des centaines suivirent, des Anglais notamment geurs cherchaient, lors de leurs Grands Tours, des traces de cette sur les traces de l’imagination, jouent le jeu de la « littérarisation » de et prêta une oreille particulièrement bien ciselée à tout ce que Winterbourne
visitèrent « les lieux saints d’Héloïse ». À cette fin, les étrangers histoire d’amour fictive. la littérature. lui disait sur ce lieu. Mais il vit qu’elle se souciait fort peu des antiquités
J. Jacottet, Lac Léman, Vue prise du Bosquet de Julie. Estampe lithographiée, Au premier plan à droite, des personnages endimanchés se promènent ou regardent
imprimée par Lemercier, Paris, éditée par Blanchoud, Vevey, vers 1830. le lac. Sur la gauche, près de grands arbres, d’autres personnages installés sur
Vue sur la baie de Clarens depuis la villégiature du Bosquet de Julie, nom renvoyant une terrasse contemplent le paysage. Le terrain s’abaisse en pente douce
au roman de J.-J. Rousseau Julie ou La nouvelle Héloïse ou Lettres de deux amans jusqu’au lac. On aperçoit le château de Chillon. En arrière-plan, les Dents du Midi
habitans d’une petite ville au pied des Alpes publié à Amsterdam en 1761. enneigées. Sur le lac, un bateau à vapeur.
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