Page 352 - Livre Beau-Rivage Palace
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L’HÔTEL COMME EXIL ou si leur fortune a été amassée par trop rapidement. Le directeur savais pas si j’étais assez impeccable oh cette nuit à Ouchy dans le lit où je ses fonctions à la sdn, dépouillé de sa réputation sociale, se sent
Le regard nocturne vers le lointain est bien souvent chargé d’hôtel est d’essence libérale, et la bienveillante discrétion des em- l’attendais pendant qu’il se baignait je gémissais je le suppliais venir vite « condamné à vie aux travaux forcés de l’amour ». Il se demande pour
d’espérance parce qu’il ne sait encore rien de la réalité que cache ployés s’ajuste au montant du pourboire, ainsi le veut du moins la j’étais troublée par cette image d’une femme attendant en toute impudique la première fois ce qui a bien pu advenir de son ancienne amante
l’aimable scintillement des lumières. Ainsi Nicole, la protagoniste du littérature. Ces hôtes douteux, jamais à l’abri des invectives de tou- nature attendant son mâle amoureuse de sa propre forme qu’elle regardait Isolde . Celle-ci ne s’est pas, comme il a été dit et comme le sait la
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roman Tendre est la nuit de F. Scott Fitzgerald (1933), est-elle heureuse, tes espèces ou des rencontres déplaisantes, ne peuvent se sentir en en attendant oh quand il me prend je lui dis ta servante ta femme et je lectrice, retirée dans sa patrie, mais s’est jetée du balcon de l’hôtel
dans son jeune amour pour Dick, de se situer dans l’hôtel de Caux sécurité que dans leur chambre, car dans les salons les « loups de la pleure de bonheur hagarde géniale […] au Beau-Rivage le matin après à Marseille. Pourtant, dans cette question du sort d’Isolde, la mort
pour ainsi dire « au-dessus des choses » : « Très loin en contrebas, elle vit société » guettent, avides de jauger chacun, de lui assigner une place s’être rasé il est venu pour le petit déjeuner ensemble c’était merveilleux apparaît brièvement annonçant comme une prémonition l’issue
scintiller les lumières de Montreux et de Vevey, comme un collier et un bracelet dans l’ordre social. j’étais attendrie par le petit reste de savon à barbe derrière son oreille et puis inéluctable du roman.
de perles, avec, dans le lointain, le pendentif indistinct de Lausanne. Une Les couples d’amants en revanche se suffisent toujours à eux- j’ai écarté sa robe de chambre torse lisse bronzé hanches étroites et ses beaux Une bonne année plus tard, devenus fous dans leur amour
musique confuse montait vers elle . » Il va sans dire que la perspective de mêmes à la naissance de leur passion et n’ont guère le temps de sa- yeux clairs en plus . » solitaire, Ariane et Solal se retrouvent à Marseille pour descendre
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l’intérieur de ces hôtels aguicheurs est autre. Dick en fait l’expérien- crifier aux mondanités. Ainsi, la Marocaine Malika et l’Américain Après ce furieux début d’amour à l’hôtel, Albert Cohen dé- précisément dans ce même Hôtel de Noailles qu’ils quitteront à
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ce lorsque, en tant que psychiatre, il s’occupe du fils d’un riche client Tex de la nouvelle de Paul Bowles L’éducation de Malika passent-ils crit de manière pertinente, dans son roman situé au milieu des nouveau, dans la nuit, après une terrible scène. S’ils ignorent tout
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dans un hôtel de Lausanne et se voit d’abord confronté à un père tout un hiver dans un grand hôtel d’Ouchy sans se donner la peine années trente, la force et le fardeau d’une relation vécue en dehors de la défenestration tragique d’Isolde, alors que la lectrice médite
visiblement survolté : « Le señor Pardo y Ciudad Real était un superbe de trouver des amis . L’hôtel est, pour Malika, un environnement de la société. Avec cela, l’histoire des protagonistes Solal et Ariane encore sur le déjà-lu, le passé les guette dans la prochaine chambre
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hildalgo, aux tempes gris acier, noble d’allure et de maintien, parfaitement qui la touche par son élégance. Ici, dans ce lieu extraterritorial, sa Deume est pour ainsi dire préfigurée, à l’intérieur du roman, par d’hôtel de la ville portuaire. Ironie du sort : le Splendide, vers lequel
sain en apparence doué de toutes ses facultés, mais il arpentait sa chambre de relation avec Tex, par-delà les frontières et les fossés culturels, est la narration intratextuelle de la comtesse Kanyo qui, dans ce récit Solal se dirige à présent, Ariane y était déjà descendue avec son
l’hôtel des Trois Mondes comme un fauve en cage, et se mit à parler de son en suspension et centrée sur elle-même. Car la jeune femme, vol- s’appelle Isolde. Les répétitions, les parallèles entre ces deux histoi- amant d’antan, un chef d’orchestre. Après une énième et fatigante
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fils avec l’égarement d’une femme ivre morte . » Et à seulement quelques tigeant comme un beau papillon d’une relation à l’autre, a trouvé res d’amour sont émouvants et toutes deux débutent par une nuit scène de jalousie, l’odyssée des hôtels se termine dans une chambre
chambres de là, Dick rencontre son beau-père, un autre décadent : en Tex un prince charmant rustique qui la protège, auquel elle heureuse à l’Hôtel Beau-Rivage. du Bristol. Comme Isolde naguère, Ariane se penche sur le garde-
« La suite au fond de laquelle Devereux Warren s’affaiblissait si élégamment, cache pourtant largement ses origines et son passé. Lorsque Tex, Isolde, autrefois convoitée par Solal a, lors de leurs rares ren- corps, prête à se projeter dans la mort. Mais Solal la retient. C’est
pour finir par s’éteindre, était aussi vaste que celle du señor Pardo y Ciudad entre-temps marié à Malika, désire finalement rentrer chez lui à contres, endossé depuis longtemps le rôle de lectrice et masseuse le lieu de leur première rencontre, l’Hôtel Ritz à Genève, qui leur
Real. Cet hôtel comprenait ainsi toute une série d’immenses chambres, où Los Angeles, la jeune femme craint que la vie hors des hôtels et des de pieds. Lorsqu’elle reconnaît finalement que Solal ne la « garde » réservera la fin, la mort.
d’anciens nababs ruinés, des repris de justice, des prétendants au trône de restaurants ne s’avère beaucoup moins amusante. plus que par pitié, elle part pour Marseille et s’y donne la mort. Au terme de cet ample panorama littéraire, on est tenté de
principautés asservies s’aidaient de dérivés d’opium et de barbituriques pour De même Ariane, l’innocente et candide adultère de Belle du Dans sa chambre de l’Hôtel Noailles, la malheureuse considère sans considérer les rives du Léman, trop belles pour la demi-mesure,
prolonger leur existence, l’oreille étroitement collée à des postes de radio, qui Seigneur, ne peut-elle se représenter, au début de sa passion, rien de indulgence les traces du vieillissement dans le miroir et se souvient comme le lieu des amours tragiques. Douloureuse et sublime, donc
martelaient sans fin la liste de leurs anciens crimes. Ce petit coin d’Europe ne plus beau que de vivre avec son amant tout à elle dans un hôtel. des temps heureux : « Ce week-end à Ouchy, c’était tout au début de inexorable, la profondeur des sentiments y est à l’affût. Après de
faisait rien pour attirer chez lui ce genre de réfugiés, mais il leur ouvrait discrè- La nuit au Beau-Rivage se fait pour Ariane coulisse magique et leur amour. Le dimanche après-midi, lorsqu’ils s’étaient promenés le long telles souffrances, qui aspirerait au repos dans le parc de l’Hôtel
tement ses frontières sans poser de questions trop embarrassantes. Deux routes apothéose, ainsi se répète-t-elle l’événement dans un magnifique du lac, elle avait même osé refuser un baiser, et elle s’était enfuie en riant. Beau-Rivage trouvera peut-être sous les vieux arbres, entre haies
se croisaient donc ici, celle de vrais malades, qui venaient s’enfermer dans les monologue intérieur, lors d’un long bain destiné à la rendre parti- Maintenant, une vieille folle toute seule à Marseille qui s’était endormie de buis et géraniums, le loisir d’être à nouveau rappelé au souvenir
sanatoriums de montagne, pour soigner leur tuberculose, et celle de ’ persona culièrement fraîche et parfumée pour son aimé. Le destinataire de avec son chapeau sur la tête . » de Solal dans le curieux cimetière des chiens. Abandonné de l’hu-
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non grata ’, déchues de leurs pouvoirs, qui fuyaient l’Italie ou la France . » toutes ses pensées est alors Solal : « aimé à Ouchy ce week-end ensemble Entre-temps, pour Ariane et Solal l’amour est également de- manité, Solal pensa maintes fois à la consolante fidélité des chiens
L’hospitalité de l’hôtel garde aussi des secrets payants. À à cet hôtel Beau-Rivage vous comprenez je suis la nièce de ma tante je venu un quotidien pesant. Le rêve d’Ariane, vivre tous deux et qui aiment sans condition ni distinction, qui suivent leur maître
Lausanne, la discrétion des hôtels distingués et celle déjà propre à la n’étais pas habituée à des hôtels aussi luxueux vous vous rappelez voilà la centrés sur eux-mêmes à l’hôtel, ne s’est que trop réalisé. Ainsi le sans se demander où. Un sourire aurait-il peut-être glissé furtive-
Suisse, État neutre cultivant une longue pratique du secret bancaire, vie qu’il me faut j’ai dit en arpentant glorieusement c’est vrai vivre toujours luxueux hôtel d’Aigle se mue-t-il de plus en plus en prison, en ment sur son visage à la lecture de l’épitaphe « Billy – our devoted
semblent encore se renforcer mutuellement. L’hôte qui paie est avec lui dans un hôtel et ne voir personne ce serait merveilleux le jour où « souricière de l’amour » et Solal, qui est allé trop loin dans sa solidarité little Pal – 1919-1931 », hommage à l’amour désintéressé auquel, de
roi, qu’importe si Monsieur ou Madame portent le même nom je l’ai aperçu de loin dans la rue j’ai vite changé de trottoir parce que je ne avec les Juifs d’Allemagne, et qui a été destitué depuis de toutes toute évidence, doivent avoir aspiré bien des hôtes de ces lieux.
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