Page 351 - Livre Beau-Rivage Palace
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féodales et que les poussiéreuses traditions de Chillon ne l’impressionnaient   ces lignes : « C’est l’une des rives qui ont été chantées par des poètes ; ici,   les exemples cités plus haut – apparaît d’abord dans la littérature      Si la vue sur le lac signifie pour le jeune Nabokov, exilé
 que très modérément . »  sous les noyers, au bord du lac profond, bleu-vert, Byron écrivit ses vers   comme une particularité architecturale. Une thématisation expli-  de sa patrie russe et toujours mal à l’aise dans les meublés et les
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    Bien que lestés d’une plus grande conscience de l’histoire, les   mélodieux sur le prisonnier dans le sinistre château de Chillon, bâti sur un   cite de l’hôtel comme scène littéraire ne peut être identifiée qu’à   hôtels, la liberté d’esprit au-delà de tout patriotisme ; elle offre
 héros d’Alphonse Daudet agissent de manière tout aussi affectueu-  rocher. De l’autre côté, là où Clarens se reflète dans l’eau avec les saules   partir des années trente, à un moment où il est de plus en plus   en revanche à Sacha Guitry, comme en témoigne sa dédicace du
 sement pataude. Alors que le charmant fanfaron et conquérant des   pleureurs, Rousseau se promenait rêvant d’Héloïse . » Quoi qu’il en soit,   assimilé à un lieu de fuite et d’exil ; non plus, en premier lieu, le   Livre d’or du Beau-Rivage , ce qu’il y a de plus beau : la France.
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 cimes, Tartarin de Tarascon, voyageait avec une fidèle délégation   son conte de Rudy, l’audacieux chasseur de chamois, et de Babette,   théâtre de la vie publique, mais le refuge des solitaires, des apatrides   Une assertion qui rejoint sans doute le goût du public bourgeois
 vers Montreux : « Les délégués, sur la proposition du maître, décidaient   la fille du meunier, est encore une idylle qui mérite une étoile.   et des amours interdites. La terrasse d’hôtel, lieu extérieur privé,  et aisé qu’Albert Cohen brosse dans Belle du Seigneur, conversant
 de faire halte un ou deux jours pour visiter les bords fameux du Léman,   occupe une place importante dans la pièce de Noël Coward, in-  de manière arrogante dans le hall de l’hôtel à Aigle. Dans cette
 Chillon surtout, et son cachot légendaire dans lequel languit le grand patriote   À LA TERRASSE DE L’HÔTEL  titulée de manière paradigmatique Private Lives (1930) . Dans le   magnifique scène, des dames avides de ragots se rassurent mu-
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 Bonivard et qu’ont illustré Byron et Delacroix . » À la faveur d’un ma-     Si en 1861, Andersen se mettait en scène comme pèlerin lit-  premier acte, elle offre une plateforme au « hasard intime ». Ainsi   tuellement sur leur jugement littéraire : « Sacha Guitry a tellement
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 lentendu, Tartarin deviendra lui-même, l’espace d’une nuit, le pri-  téraire sur les traces de Byron et se contentait du modeste Hôtel   l’ex-couple Amanda et Elyot, tous deux partis en voyage de noces   d’esprit. Un peu osé mais c’est vraiment l’esprit français . » Apparem-
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 sonnier de Chillon. Il réalisera ainsi, au sens figuré et pour le plaisir   de l’Ancre, considérant peut-être déjà avec curiosité le tout nou-  avec leurs nouveaux partenaires, se rencontrent de manière for-  ment, Sacha Guitry était lui-même si convaincu par son esprit
 du lecteur, son idéal en gravant son nom sur ces murs histori-  veau Beau-Rivage, il choisit d’emblée, lors de son nouveau séjour à   tuite sur le balcon de l’hôtel et l’ancien « amour fou » s’enflamme   français qu’il eut recours à la même formule dans les Livres d’or
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 ques aux côtés de ceux de Rousseau, Byron, Victor Hugo, George   Ouchy en 1868, le luxueux Grand Hôtel. Debout sur l’une des im-  à nouveau sur fond de complications circonstancielles. Cependant,  de Montreux…
 Sand et Eugène Sue.  posantes terrasses, il aura alors certainement pensé, le regard posé   pour amusante qu’en soit la lecture, cette pièce ne sied qu’impar-     Stefan Zweig, voyageur et écrivain infatigable, de caractère
    Si, dans le dernier tiers du xix  siècle, Daudet et Twain s’ac-  sur le lac, à son chasseur de chevreuils noyé.   faitement à notre contexte restreint. En effet, et contrairement à ce   plus retenu, affecte une certaine ambiguïté face à la vue de sa
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 cordent pour brocarder avec une moquerie croissante les coutumes      La vue dégagée sur le Léman, que le balcon individuel de l’hô-  que prétend Nathalie de Saint-Phalle dans son Hôtels littéraires, livre   chambre en exprimant son enthousiasme avec un point d’excla-
 des voyageurs en Suisse et leur manie des curiosités distinguées par   tel offre sans restriction, devient, dans le dernier tiers du xix  siè-  aussi intéressant que souvent imprécis, Private Lives ne se déroule   mation : « La vue de ma fenêtre ! » Il écrit cela à son estimé collègue,
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 des étoiles  – « En reconsidérant mes projets, tels que je les avais conçus, je   cle, un critère tant architectural que littéraire. Daisy Miller d’Henry   pas à Ouchy mais à Deauville, contrée au demeurant tout aussi su-  l’écrivain Arthur Schnitzler, sur une carte postale de Montreux
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 me suis aperçu que le col de la Furka, le glacier du Rhône, le Finsteraarhorn,  James s’ouvre sur une critique architecturale panoramique : « Le   jette à la littérarisation. Cette côte de Normandie héberge aussi le   datée du 21 août 1926. Répondant apparemment à une question,
 le Wetterhorn, et j’en passe, n’y figuraient pas. Ayant aussitôt compulsé   rivage du lac offre un déploiement sans faille d’établissements de cet ordre,   Grand Hôtel qui deviendra pour le jeune Marcel et sa grand-mère   il écrit encore : « Je me suis renseigné : à Montreux, l’on ne peut pas se
 mon guide de voyage pour voir s’ils étaient importants, j’ai constaté qu’ils   de toutes catégories, depuis le Grand Hôtel de la dernière vogue avec une   le point central d’un été dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs.  baigner dans le lac, seulement à Clarens et Ouchy » et ajoute : « Je pense
 l’étaient effectivement »  –, pour le conteur Hans Christian Andersen,  façade blanc crayeux, une centaine de balcons et une douzaine de drapeaux      Le balcon de la chambre d’hôtel d’Ada et de Van, en revanche,  ici avec beaucoup de gratitude, me reposant dans l’hôtel Byron à Villeneuve
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 en revanche, le Baedeker reste une sérieuse source d’inspiration. Il   s’élançant du toit, jusqu’à la petite pension suisse d’un autre temps avec   se situe sans aucun doute au bord du Léman, dans un paysage pro-  magnifiquement silencieux sous un soleil des plus brûlants, à notre ren-
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 adapte une note rapportant l’histoire du destin tragique de jeunes   son nom inscrit en lettrage façon gothique sur un mur rose ou jaune, et un   fondément imprégné d’érotisme : « Et sur la rive opposée du Léman    contre dans les montagnes ! » Le séjour de Zweig à « Villeneuve-la-
 mariés sur une petite île située à proximité immédiate de Chillon ,  pavillon ingrat, dans le coin du jardin . » Ces grands hôtels « dernier cri »   (Léman comme l’Aimant) se dessinait au loin la cime du Sexe Noir, le Rocher   paisible » fut manifestement inspirant puisque c’est ici qu’il situera
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 et invente la Vierge des Glaces. Andersen laisse également narration   sont tout d’abord perçus, en raison de leurs dimensions, comme   Noir . » Les amants, conscients de leur situation limite, veillent à   sa nouvelle  Au bord du lac Léman composée dix ans plus tard,
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 et réalité se mêler lorsqu’il consigne, à la fin de son conte, que des  « tape-à-l’œil ». Bientôt ils appartiendront pourtant à l’image natu-  « éviter absolument toute exposition équivoque sur leur balcon tourné vers le   dans laquelle il thématise la vue sur l’autre rive. Comme Guitry,
 étrangers découvrent avec émotion les malheurs du couple dans   relle qui s’offre aux voyageurs depuis la fenêtre de leur coupé : « A   lac et visible à chaque fleur mauve ou jaune qui ornait les plates-bandes de la   le protagoniste de cet épisode, un déserteur russe qui parvient,
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 « leur guide de voyage à la reliure rouge »  .  travers les vitres ruisselantes se lisent des noms de stations d’aristocratique   promenade » . Vladimir Nabokov, quant à lui, se laisse très volontiers   en 1918, à se frayer un passage jusqu’aux rivages du Léman, n’a
 La Vierge des Glaces paraît en 1861, un an après le premier   villégiature, Clarens, Vevey, Lausanne ; les chalets rouges, les jardinets d’ar-  photographier sur la petite terrasse appartenant à sa suite du Montreux   d’yeux que pour sa patrie : « Ses explications se firent ensuite plus
 séjour d’Andersen à Lausanne. Descendu à l’ancien Hôtel de l’An-  bustes rares passent sous un voile humide où s’égouttent les branches, les   Palace. Ce faisant, il ne se lasse pas de louer la vue sur le lac, mais   embrouillées ; originaire des environs du lac Baïkal, il avait, semble-t-il,
 cre, actuel Hôtel d’Angleterre, il note fièrement avoir dormi à   clochetons des toits, les terrasses des hôtels . »  répond de manière pragmatique à la question d’un journaliste lui   pensé que l’autre rive, dont il apercevait les contours accidentés dans la
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 quelques chambres seulement de celle où Byron couvait son chef-     Le balcon – lieu de transition par excellence entre intimité et   demandant pourquoi il vit dans un hôtel au bord du Léman : « Ça   lumière du soir, appartenait à la Russie . » Désillusionné par son
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 d’œuvre, The Prisoner of Chillon . Cette délicieuse proximité at-  vie publique qui garantit le tête-à-tête lorsqu’il prolonge la chambre   simplifie les problèmes postaux, élimine les tracas de la propriété privée, et me   erreur, le fugitif entre dans l’eau dont il avait été sauvé le jour
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 mosphérique avec la célébrité poétique lui a probablement inspiré   mais qui donne aussi à voir ses occupants, comme en témoignent   confirme dans mon habitude favorite – l’habitude de la liberté . »   précédent.






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