Page 381 - Livre Beau-Rivage Palace
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mentionnées !  Elles permettent à l’historien de vérifier, de com-  Seiler a porté précisément sur les constructions hôtelières entre   quelques décennies. La révolution Internet a tout bouleversé, re-  préserver une mémoire, justement, de ne pas rompre le lien avec
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 pléter, de confronter des informations que la mémoire ou le récit   1830 et 1920 . Si cette entreprise essentielle contribue, entre autres   mettant en cause l’idée même d’archive étendue abusivement au   un passé que les confusions du présent rendent parfois précaire.
 peuvent avoir déformées. Elles font la « preuve documentaire », elles   objectifs et résultats, à sauver des archives, elle ne rend évidemment   web, « domaine » où elle paraît plus que jamais fragile, manipulable      Le projet de catalogage et de numérisation de l’imposant en-
 sont « le lieu » où son propos peut se lier au passé, y trouver sinon la   pas compte de la complexité d’une histoire qui reste largement à   et périssable. Ces changements ne sont pas seulement quantita-  semble qui compose les archives du Beau-Rivage Palace n’est pas
 pertinence du moins une forme d’authenticité qu’il s’agit d’ailleurs   écrire et dont les nombreuses contributions de cet ouvrage même   tifs, ils sont qualitatifs affectant l’archive et la mémoire à chaque   une simple opération de capitalisation ou de sauvegarde d’un pa-
 de consolider par une série d’opérations critiques croisées. Elles   illustrent les multiples possibilités.  mutation technologique : de l’écrit, à l’imprimé, au numérique.  trimoine, c’est le préalable nécessaire à une future mise en réseau.
 sont aussi l’institution qui conserve les gisements documentaires      Les grands hôtels évoluent dans une temporalité particulière,   L’accroissement exponentiel des données, la diversification des   C’est aussi une opportunité de l’ouvrir à des approches croisées
 du passé, née de la volonté de préserver le patrimoine collectif. Les   suspendue entre tradition et modernité : tradition en termes de   supports matériels d’enregistrement et des techniques d’accès   et  comparatives,  à  d’autres  lectures  interprétatives  et – pourquoi
 administrations sont contraintes au dépôt de leurs archives selon   service, de cadre, de décors, de mode de vie et modernité en-  s’accompagnent aussi d’une redéfinition en profondeur de la si-  pas ? – à de nouvelles mises en scène dans un « futur antérieur » qui,
 des modalités définies par la loi et selon des dispositions juridi-  tendue comme innovation technique, prestations, gestion, équi-  gnification même de la notion de document, associé traditionnel-  tout comme notre présent incertain, sera en quête d’origine, de
 ques qui ne s’appliquent pas aux établissements privés comme le   pements et aménagements. Sans doute les modernisations ou les   lement à l’écrit et au papier, désormais fractionné en une nouvelle   sens et d’identité.
 Beau-Rivage. Les hôtels, pas plus que les entreprises privées, ne   regroupements au sein d’une même chaîne entraînent-elles une   unité – l’information – qui se forme, circule et se transmet selon
 sont tenus de sauvegarder leurs archives ou de les déposer dans   certaine uniformisation des styles et des agencements, mais pour   des modalités nouvelles.    1. Parce que le texte joue de cette polysémie, il peut être utile de rappeler que : « Le terme
 un lieu prévu à cet effet où l’on ne se limiterait pas à assurer leur   les établissements plus anciens, les continuelles transformations et      Ces transformations rapides nous confrontent aussi à la han-        ‹ archives › désigne aussi bien les documents conservés que les lieux où ils sont conservés
                                                                             et les institutions qui en ont la responsabilité. » (Dictionnaire historique de la Suisse,
                                                                             http://www.hls-dhs-dss.ch consulté le 20.1.2008).
 préservation mais où l’on s’emploierait à les classer, à les cataloguer,  les mises à jour ne doivent être synonyme de banalisation ou de   tise de la perte, de la rupture des liens de continuité avec le passé,      2. François DERRIDA, Le futur antérieur de l’archive, Paris : Editions de l’IMEC
 à les valoriser, autant d’opérations qui assurent au sens précis la   perte d’identité, elles ne doivent pas porter préjudice à cette « dis-  même le plus proche. C’est une préoccupation qu’ont les grandes       [Questions d’archives], p. 43.
                                                                           3. Voir, dans cet ouvrage, les contributions de Denis Bertholet (p. 316) et de Cordula
 « fabrication de l’archive ». Aussi ce qui a été délaissé dans les greniers   tinction » qui désigne au moins autant la catégorie et le rang que   organisations administratives et industrielles contemporaines sou-      Seger (p. 348).
                                                                           4. Paris : Editions du Seuil, 2001. Aujourd’hui disponible en édition de poche.
 ou mis sous clé dans des armoires n’est désigné comme archive   l’affirmation d’un ancrage dans « la » tradition. Celui-ci s’exprime   mises à des rythmes de changement qui fragilisent leur identité . La    5. Cet ensemble a fait l’objet d’un premier classement analytique : Anne WYSSBROD,
                                                                    8
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 que par commodité de langage : il faudrait, à ce stade, parler de gi-  aussi dans les récits élaborés à l’occasion de cérémonies commé-  mémoire d’une entreprise, quelle qu’elle soit, c’est la trace laissée       1992 [rapport non publié].
 sement documentaire qui doit encore subir différentes opérations   moratives – comme celle du double anniversaire du Beau-Rivage   par celles et ceux qui l’ont faite, sédimentation de savoirs et de    6. Sur cette question, les références sont nombreuses, je me contente de signaler le savoureux

                                                                             livre de Marie-Anne CHABIN, Je pense donc j’archive. L’archive dans la société de
                                                                             l’information, Paris : L’Harmattan, 1999.
 de qualification avant de se voir octroyer un statut qui lui assure   (1858) Palace (1908) fêtés cette année –, moments forts d’une lon-  savoir-faire, d’aptitudes et de savoir-être, de comportements indivi-     7. La bibliographie de Roland Flückiger-Seiler est abondante, se reporter à celle de sa
 conservation, visibilité et accessibilité.   gue histoire. Autres temps, autres usages de la mémoire ! Si, en 1958,   duels et collectifs, de gestes décisionnels et de savoir-agir. C’est une       contribution dans cet ouvrage, p. 232, ainsi que la note de synthèse d’Evelyne LÜTHI-GRAF,
                                                                              « Les archives de l’hôtellerie suisse : un premier bilan », Revue historique vaudoise 114,
    Les archives publiques recèlent peu de « fonds hôteliers », celles   la plaquette du centenaire jetait sur le passé de l’établissement un   définition générique, mais elle permet de repérer et de compren-      2006, p. 281-286.
                                                                           8. Ces réflexions doivent beaucoup au livre très stimulant de Joanna POMIAN, Mémoire
 de la Ville de Lausanne sont dépositaires des archives de l’Alexandra,  regard qui tendait à en lisser les aspérités, tenant un discours glo-  dre certaines des mutations récentes dans les cultures d’entreprises.       d’entreprise. Techniques et outils de la gestion du savoir, Paris : Les éditions
                                                                              Sapientia, 1996.
 de l’Angleterre et du registre des hôtes du Gibbon. Jusqu’à présent,  balement positif, faisant la part belle aux grands événements et   Car il arrive que des mues, plus ou moins répétées, plus ou moins
 ce sont plutôt des associations issues de l’initiative privée qui ont   aux célébrités ; cinquante ans plus tard les articles qui composent   brutales menacent les chaînes de continuité nécessaires au fonc-
 rassemblé des collections d’objets et à des fins avant tout muséo-  cet ouvrage convoquent l’archive – même si elle ne se prête pas   tionnement même de l’entreprise, la placent dans l’incapacité de
 graphiques : Musée de l’hôtellerie et du tourisme suisses à Zurich   aisément à l’élaboration d’un récit commémoratif – pour débattre   développer des processus de production faute d’avoir mémorisé les
 organisé autour de la collection de Dorothée et Beat Kleiner,   avec elle et la mettre à l’épreuve, en se donnant parmi d’autres   opérations qui les constituaient. Ce n’est donc pas nécessairement
 Musée suisse de la gastronomie au château de la Schadau à Thoune,   objectifs, celui de comprendre ce qui du passé construit le présent.   le passé le plus ancien qui s’évapore, mais le passé récent, encore
 collection H.-Ueli Gubser à Bâle… C’est pourquoi la création   Aujourd’hui, la question du rapport entre l’hôtel et son héritage   actif et nécessaire à la vie de l’entreprise.
 d’une fondation « Archives hôtelières suisses » est un jalon décisif pour   se pose incontestablement en d’autres termes, confronté qu’il est à      Les démarches visant à constituer des mémoires d’entreprise
 la reconnaissance et la valorisation d’un patrimoine historique qui   des problèmes inédits, notamment, pour ce qui a trait aux pratiques   ne sont pas seulement liées à des inquiétudes d’historiens ou d’ar-
 a surtout retenu l’attention des historiens de l’architecture et, plus   de gestion et d’enregistrement.  chivistes en mal de sujets inédits, elle ne coïncide pas seulement
 récemment, ceux de l’économie touristique. Le plus important pro-     Il se pourrait d’ailleurs que les archives anciennes résistent   avec l’obsession patrimoniale caractéristique de notre société et
 gramme de recherche sur l’hôtellerie conduit par Roland Flückiger-  mieux au temps que la documentation numérique produite depuis   de notre époque, elle atteste un sentiment d’urgence : celle de







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