Page 382 - Livre Beau-Rivage Palace
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SOUVENIRS






                                                                                                                                                                                LA CHAMBRE DES ANTIQUES

                                                                                                                                                                                                   VERS 1900









                                                                                                                                                                                                         Maurice SANDOZ








                                                                                                                                                                  « Je savais que, depuis deux ans déjà, l’hôtel Beau-Rivage, à Ouchy, abritait l’homme
                                                                                                                                                           qui avait contribué à la découverte des ruines d’Abydos et retrouvé la cella du temple d’Ammon
                                                                                                                                                               sous les amas de sable accumulés par vingt siècles […]. Mais, rassasié d’ans, d’expériences

                                                                                                                                                          et peut-être même d’amitié, l’hôte de Beau-Rivage ne désirait plus ‹ voir de nouveaux visages › et,
                                                                                                                                                               devant une consigne aussi claire, les parents, les amis s’inclinaient et n’insistaient pas […].
                                                                                                                                                           J’appris que le marquis de Biron m’invitait à prendre le café chez lui après le déjeuner. Quand je

                                                                                                                                                               frappai à la porte et que je pénétrai dans sa chambre je ne fus pas médiocrement étonné.
                                                                                                                                                            L’hôtel Beau-Rivage est bien connu par l’ordre méticuleux, la propreté parfaite qui y règnent.
                                                                                                                                                             Ici, sans doute en vertu d’une consigne observée à regret, le sol était littéralement jonché de
                                                                                                                                                             demi-cigarettes russes, à peine commencées et sitôt jetées ; le lit était refait à la hâte, les nattes
                                                                                                                                                          étaient parsemées de revues et de catalogues ouverts ou fermés. Je vis que plusieurs de leurs pages

                                                                                                                                                                           étaient marquées de croix et de chiffres aux crayons rouge ou bleu.


                                                                                                                                                                                    Dans un fauteuil à haut dossier, une forme s’agita.

                                                                                                                                                            Il me fallut un moment pour comprendre ce que je voyais, tant cette forme était emmitouflée
                                                                                                                                                                                   et tant la fumée des cigarettes bleuissait l’atmosphère.
                                                                                                                                                                J’avais devant moi, maintenant qu’il avait quitté son fauteuil, un homme de petite taille,
                                                                                                                                                                  pas rasé, coiffé d’un bonnet grec, et portant malgré la chaleur étouffante de la pièce,
                                                                                                                                                                            un épais pardessus d’hiver et un cache-col en laine tricotée […].

                                                                                                                                                              Vivait-il encore parmi nous ? Entouré des monuments exquis du passé, familier seulement
                                                                                                                                                                 des artistes d’autrefois, il avait déjà quitté le siècle pour se retirer auprès des ombres. »








                                                                                                                                                                                           Maurice SANDOZ, La salière de cristal, Paris : La Table ronde, 1946.







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