Page 379 - Livre Beau-Rivage Palace
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LE BEAU-RIVAGE PALACE  dans sa diversité le démontre : l’Histoire, les histoires qui s’écrivent   au constat suivant : le palace est bel et bien une entreprise. Pièce
                  ne se composent pas que des documents d’archives qui pourtant
                                                                          maîtresse des secteurs de l’agrément et du tourisme certes, mais
 EN SES ARCHIVES …   les nourrissent alors que la mémoire, elle, peut en faire l’économie.  une entreprise qui, dans le cas de l’hôtel de luxe est complexe,
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 UN PARI SUR L’AVENIR  Si l’archive est la condition du renouveau et de la pluralité d’appro-  exigeante puisqu’elle concentre des personnels nombreux qui
                  ches des historiens, pour qui le passé est aussi une invention, elle en
                                                                          y exercent des fonctions diverses. Dans les archives, ces emplois
                  est également la limite et il n’est pas inutile de rappeler qu’elle ne   multiples, parfois invisibles, mais toujours nécessaires au bon fonc-
                  se réduit absolument pas, qu’elle n’est pas a priori destinée à l’ex-  tionnement de l’établissement et au confort de la clientèle, se ré-
                  ploration historique. Elle est le produit d’une double, voire d’une   sument à des abstractions chiffrées : dépenses, recettes, additions et
                  triple pratique : elle est d’abord l’expression matérielle d’une activité   soustractions de bénéfices, budgets et calculs de dividendes à l’in-
                  et d’une écriture bureaucratiques relevant de la gestion. Ainsi, ce   tention du conseil d’administration qui représente les actionnaires.
                  que l’on trouve dans les archives d’un grand hôtel comme le Beau-  Le Beau-Rivage est une entreprise régie par le droit des sociétés
                  Rivage, ce sont les traces nombreuses et assez monotones de ces   anonymes qui à ce titre, et même si en Suisse elle n’y est pas tenue,
 Bertrand MÜLLER
                  travaux qu’une litote qualifie d’« écritures » : longues listes nomina-  produit des documents comptables indispensables à sa gestion et à
    Je crois que le concept d’archives n’est pas tourné vers le passé,  qu’aujourd’hui,  de  nouvelles  bourgeoisies  d’affaires  s’y  croisent    les de clients qui séjournent accompagnés, ou non, d’un conjoint,  son contrôle.
 contrairement à ce que l’on aurait tendance à penser. La mémoire,  hâtivement, leurs salons semblent hantés encore par ces aristocra-  d’une ribambelle d’enfants et de la cohorte d’anonymes domesti-     Ce mémorial de papier atteste une activité moins précieuse
 c’est la question de l’avenir, et pour l’archive, c’est toujours le futur   ties disparues qui s’y prélassaient longuement, installées hors du   ques qui noircissent les pages des registres des arrivées et des dé-  que ne le laisserait croire le luxe tranquille des décors, des drapés
 antérieur qui, en quelque sorte, décide de son sens, de son existence.  temps, des bruits et des fureurs du monde. Lieux féeriques, magi-  parts. Plus austères encore, les chiffres innombrables qui remplissent   et des velours, du fourmillement lumineux des lustres imposants
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 C’est toujours dans cette temporalité-là que les archives se constituent.  ques, ils ont enchanté et inspiré nombre d’artistes, au Beau-Rivage    journaux et livres de comptabilité. L’ensemble exceptionnel des   qui accueillent les visiteurs. Précisément, l’archive rappelle, à qui
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 François derridA  comme ailleurs. S’il fallait écrire le livre des lieux de mémoire en   documents archivistiques du Beau-Rivage  témoigne, à son insu,  s’y aventure, que le luxe est d’abord une industrie qui emploie de
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 Le futur antérieur de l’archive .  Suisse, ces grands paquebots échoués dans la modernité y auraient   d’une histoire des modes d’enregistrement, d’écritures, de calcul, de   la main-d’œuvre, mobilise d’importants capitaux, exige de lourds
 leur place, monuments tranquilles qui ont jalonné la carte des villé-  classement. Ces registres frappent par leur forme et leur matérialité   investissements mais qui est aussi productrice de richesses, en pre-
    Ainsi donc la mémoire ne serait pas qu’un amas de souvenirs   giatures aisées, configuré des paysages sauvages ou urbains, ponctué   même : fabriqués pour – et à l’image de – l’hôtel, ils sont souvent   mier lieu au bénéfice des actionnaires.
 imparfaits mais un projet ? Cet énoncé paradoxal met en exergue   l’organisation du réseau routier qu’ils attiraient à eux, conquis des   volumineux, protégés par des reliures discrètes ou identifiés par de      Lieu de mémoire, l’hôtel l’est également parce qu’il est un
 l’une des fonctions mémorielles principales qui est de tisser le fil du   sites improbables grâce à l’effort et à la sueur d’anonymes qui, ja-  sages étiquettes et même, pour certains, ornés de ferrures… Leur   bâtiment, construit, aménagé et sans cesse transformé. De cette
 temps pour le constituer en temporalité intelligible qui se distribue   mais, ne s’y sont reposés.   consultation exige efforts physiques, manipulations à la fois vigou-  histoire  de  pierres  parfois  chaotique,  l’archive  conserve  dans  le
 entre un avant, un maintenant et un après. La mémoire trame ainsi      Mais, loin des images idéales qu’ils ont pourtant contribué à   reuses et délicates. Tous les types d’écriture s’y côtoient – ample   meilleur des cas des traces, mais elle signale aussi les lacunes et les
 non pas le souvenir du passé, mais un passé reconstruit dans le   propager, les hôtels de luxe nous entraînent aussi vers des rivages   ou étriquée, économe ou prolixe – qui sont ainsi l’expression calli-  disparitions. Les travaux et les transformations ne gomment pas
 présent, dont nous avons besoin pour nous en échapper, pour nous   moins enchantés, vers les côtes parfois abruptes de leurs archives.   graphique du caractère protéiforme de l’archive.   seulement la substance architecturale passée, ils peuvent occasion-
 projeter aussi vers l’avenir en nous efforçant de donner sens aux   Mémoire, archives… Paul Ricœur les avaient étroitement associées      Gérer un hôtel ce n’est donc pas seulement recevoir, loger,  ner des dommages, des pertes, voire des destructions d’archives.
 palpitations du présent. Sans doute, pour beaucoup, la mémoire   dans l’un de ses derniers livres intitulé L’histoire, la mémoire, l’oubli .   nourrir, distraire, c’est aussi écrire et compter. Livres comptables, dé-  N’était l’intervention salvatrice, le geste inspiré de « l’ange gardien
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 est-elle sinon une quête, au moins un sentiment nostalgique vis-  Le philosophe s’efforçait d’y renouer le lien entre la mémoire, lieu   pouillements, comptes d’exploitation, grands livres, journaux, bilans,  du Beau-Rivage », il s’en est fallu de peu que le patrimoine archi-
 à-vis d’un passé révolu, évocation d’un âge – que l’éloignement ou   du souvenir, et l’archive qui en est la trace matérielle, à même l’une   conventions hypothécaires, brouillards, récapitulations, comptes-  vistique de l’hôtel ne basculât dans la « benne » lorsque la réfection
 l’idéalisation rétrospective nous font souvent considérer comme   et l’autre de s’ouvrir à l’enquête historique. Ce lien solide, évident,   rendus et procès-verbaux de séances… l’activité économique dicte   du toit exigeait que les combles – où une partie des documents
 « meilleur » et irrémédiablement perdu. Dans cet imaginaire qui    cette articulation quasi tautologique, redondante, de la mémoire,   la nature, les contours et le contenu des archives.  anciens était entreposée – soient vidés !
 recompose sans cesse pour conjurer les angoisses de la disparition   de l’archive et de l’Histoire ne vont pourtant pas d’eux-mêmes,      Les listes et les chiffres expriment un aspect de l’activité hô-     Il n’est pas d’histoire possible sans archives, énoncé qui postule
 et de la perte, les palaces et les hôtels de luxe ont leur place. Alors   ils ne sont en tout cas pas univoques. Cet ouvrage commémoratif   telière qui est d’abord économique et commerciale et conduisent   implicitement que ce livre n’existerait pas sans les sources ci-dessus







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