Page 116 - Livre Beau-Rivage Palace
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CONSTRUIRE L’ÉVÉNEMENT exceptionnelle . Le Beau-Rivage Palace a figuré parmi ces rares deux univers, celui de l’hôtellerie, celui de la diplomatie, qui ont
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élus, en accueillant, à des titres divers, plusieurs conférences diplo-
chacun leurs caractéristiques, leurs contraintes et leurs possibilités
HÔTELLERIE DE LUXE ET DIPLOMATIE. matiques de paix : en 1912, la signature d’un accord entre l’Italie propres. Pour en rendre compte, il faut approcher au plus près et
LE BEAU-RIVAGE PALACE et la Turquie ; ces deux nations reviennent à Lausanne, dix ans plus au plus concret l’événement lui-même qui surgit au croisement
d’un contexte historique : les avatars diplomatiques de l’après
tard, pour participer aux négociations qui aboutissent le 24 juillet
ET LA CONFÉRENCE DE LAUSANNE 1923 à un accord entre la Turquie et les nations alliées. Puis ce se- Première Guerre marqué par les révisions successives du traité de
ront la conférence internationale sur les réparations allemandes en
Versailles ; une conjoncture hôtelière : la fin d’une certaine forme
DE 1922-1923 juin-juillet 1932, les conférences sur la Palestine en 1949, et sur le de tourisme, une crise commerciale mais aussi identitaire des grands
Liban en 1984, pour ne citer que les plus importantes. hôtels ; et une conjoncture diplomatique : l’émergence d’une « nou-
velle diplomatie » qui devait contribuer à l’élaboration d’un nouvel
HÔTELLERIE DE LUXE, DIPLOMATIE ET ÉVÉNEMENT ordre mondial fondé sur d’autres modalités de prévention et de
Cette fréquence semble attester un lien privilégié entre hô- règlement des conflits. Comprendre la rencontre entre hôtellerie
Bertrand MÜLLER
tellerie et diplomatie, lien par ailleurs régulièrement souligné dans et diplomatie revient donc à croiser deux histoires, à concentrer
Il y a quelques hôtels du continent, connus comme des établissements de suspendus dans le temps, qu’étaient alors les palaces. Lieux de repos, les prospectus et les documents publicitaires comme une spécificité le regard sur l’événement singulier que constitue une conférence
villégiature de grande classe, qui ont également la réputation d’être des lieux de convalescence et progressivement aussi, à Lausanne et ailleurs, et l’un des traits identitaires du Beau-Rivage Palace. Ce lien entre diplomatique.
de réunion de conférences diplomatiques historiques. C’est le cas, notam- de soins, les grands palaces, microcosmes sociaux, se tenaient un diplomatie et hôtellerie, pourtant, n’a rien d’évident. D’abord parce La Conférence de la Paix qui réunit à Lausanne à partir du
ment, de l’Hôtel des Indes à la Haye, de l’Hôtel des réservoirs, à Versailles. peu à l’écart des bruits et de la fureur du siècle. Certes les grands du que ces conférences, indépendamment de leur importance propre, 20 novembre 1922 et pour une période de près de huit mois les
Le Beaurivage Palace à Ouchy-Lausanne en est un autre exemple. monde s’y côtoyaient, s’y retrouvaient, mais c’était pour s’échapper n’ont pas toujours eu pour cadre un hôtel. Que ce soit pour la diplo- représentants d’une dizaine de nations est précisément un « événe-
The Caterer and Hotel-Keeper’s Gazette, du monde sans renoncer au confort et aux distractions de leur matie ou pour l’hôtellerie, la rencontre des deux univers est demeu- ment » qui a focalisé ces différentes dimensions. En 1912 déjà, le
February 15, 1923 , p. 73. monde. Les vieilles monarchies européennes s’y prélassaient : le rée plutôt exceptionnelle ; elle le sera d’autant qu’après la Première Beau-Rivage avait servi de cadre à la signature d’un traité de paix
prince de Galles, futur George V, le duc et la duchesse de Kent, les Guerre mondiale la diplomatie internationale se reconstruit dans des entre l’Italie et la Turquie mais cet antécédent, aux enjeux plus li-
L’événement illumine son propre passé, mais il ne saurait en être déduit. aristocraties espagnoles, portugaises. Elles y ont trouvé un refuge lieux propres aux négociations : notamment le Palais des Nations, à mités, relevait d’une diplomatie désuète et les négociations avaient
Hannah Arendt tranquille pendant les périodes troublées. Genève, qui accueille la sdn, puis plus tard l’onu. Le rôle spécifi- été si confidentielles que les autorités n’avaient pris aucune mesure
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La nature du totalitarisme Ces activités ont occupé l’essentiel du développement hô- que de l’hôtel doit aussi être précisé. De deux manières : d’une part, particulière . En 1922, l’enjeu et le cadre sont tout autres. Alors
telier jusqu’à la Première Guerre mondiale qui a marqué le coup l’hôtel demeure un lieu de résidence et n’est pas nécessairement le que les alliés vainqueurs de la guerre (Grande-Bretagne, France
L’hôtellerie de luxe a privilégié au cours de son extraordinaire d’arrêt d’une conception du tourisme de luxe en Europe et plus lieu central de la négociation, même si certaines séances, certaines et Italie) ambitionnaient de régler à leur avantage la question du
croissance au xix siècle les séjours de longue durée. À ce type de particulièrement en Suisse. La déclaration de guerre a d’abord manifestations peuvent se tenir dans les salons ou les suites discrètes démantèlement de l’Empire ottoman sous prétexte d’un traité de
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villégiature ont correspondu des activités particulières centrées sur vidé les hôtels et les palaces de leur clientèle avant que celle-ci ne de l’hôtel. D’autre part, il est également rare qu’un seul hôtel soit paix entre la Grèce et la Turquie toujours en guerre, ils se sont
le divertissement. Concerts, bals, thés dansants étaient proposés à revienne parfois s’y réfugier. La guerre a imposé des activités de concerné : ne serait-ce qu’en cas de négociation de paix, les pays confrontés à l’émergence d’une nation nouvelle. La situation de la
une clientèle (très) riche, parfois oisive, courtisée et divertie par de séjour non prévues et pas toujours souhaitées par les hôtels pour belligérants n’acceptent pas toujours de résider dans un même lieu. région avait fait l’objet de négociations qui avaient abouti au traité
nombreux artistes, musiciens ou écrivains. Ces activités ont égale- l’accueil des réfugiés ou le séjour de militaires. Aussi bien, malgré les allégations publicitaires qui valorisent de Sèvres du 10 août 1920 entre les puissances victorieuses, alliées
ment eu cours au Beau-Rivage Palace, qui a contribué à la création Mais pour quelques-uns de ces établissements, d’autres rôles ce lien privilégié et rare, il faut convenir plutôt d’une rencontre ou associées, et la Turquie qui consacrait le démembrement de
d’un orchestre de chambre (fig. 1). Les soirées mondaines annuelles étaient dévolus qui les placent un peu à part dans l’échelle des circonstancielle, proprement événementielle, de l’hôtellerie et de l’Empire ottoman. La Conférence de Lausanne aboutira à une re-
ou jubilaires de nombreuses associations généralement fortunées, excellences et des réputations hôtelières. Ils ont été choisis com- la diplomatie. Ce sont quelques aspects de cette « événementialité » mise en cause complète des acquis de ce premier traité, notamment
locales mais aussi parfois de dimension internationale, ont égale- me lieu d’accueil de conférences diplomatiques. La fréquentation que nous souhaiterions examiner ici car elle n’est pas non plus le sur la question des frontières et sur celle « des minorités », scellant le
ment commencé à animer les salons de ces paquebots immobiles, des princes et souverains ne garantissait pas cette vocation plutôt fruit de simples contingences ; elle est le produit de la rencontre de sort du « foyer national » arménien et de l’autonomie kurde.
L’orchestre du Beau-Rivage Palace.
Photographie, vers 1930.
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