Page 364 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 3                                                                                 Fig. 4

              L’exploration de ce témoignage cinématographique nous ra-  commune proche de Delémont dans le Jura suisse. Elle a tant et                  usurpe l’identité des officiers pour s’octroyer le repas destiné à      Or, il s’avère au cours de l’intrigue que si le soldat amoureux ne
          mène au constat qu’une image en elle-même n’apprend rien. Elle   si bien materné les centaines de soldats mobilisés sur la frontiè-            l’état-major. Ce prologue fournit le prétexte à une présentation   reçoit pas de réponse à ses lettres, c’est qu’elles sont interceptées par
          n’acquiert une signification que si son auteur y a mis une intention   re nord de la Suisse qu’elle en est devenue une figure mythique.        laborieuse de chacun des convives à l’agréable Gilberte et, par la   le père de la promise qui les met sous clef dans le tiroir de son bureau,
          au moment de sa production. Ces prises de vue ont été saisies à la   En pleine Deuxième Guerre mondiale, le producteur de films                même occasion, aux spectateurs. Cet inventaire, où s’énonce avec   ajoutant ainsi, par un phénomène d’emboîtement, une nouvelle fi-
         volée par un résident de l’hôtel dont c’était le hobby et parce que   zurichois Lazar Wechsler voit dans ce sujet l’occasion de traiter le      insistance la diversité des professions et des origines géographiques   gure de l’enfermement aux autres formes de cloisonnement déjà
          l’occasion se présentait. Faute d’en connaître la raison ou la genèse,  thème de la mobilisation, qui touche la majorité de la population,     des soldats, affirme aussi la fonction unificatrice de l’armée au-  évoquées. Le dénouement surgira du plein air. Le géronte décide de
          elles nous paraissent vides de sens et n’avoir d’intérêt qu’illustratif.  tout en essayant de réitérer le succès qu’il avait remporté en 1938   delà des barrières sociales et culturelles. L’irruption des officiers,  dissuader à jamais l’amoureux transi de toute forme de prétention
         Il faut donc un processus de mise en image pour qu’une prise de   avec un autre sujet troupier Füsilier Wipf de Leopold Lindtberg.              pétris du modèle prussien, référence militaire absolue à l’époque   sur sa fille et se rend en personne sur le champ de manœuvres afin
         vue puisse prendre du sens ; au cinéma, ce processus est communé-     L’intrigue sentimentale sur laquelle repose le film, met en               en Suisse, devrait donner lieu à un châtiment brutal, mais l’outre-  d’interpeller l’arrogant jeune homme. Il revêt pour l’occasion les at-
          ment appelé « mise en scène ».                          relation deux types d’hôtel : l’auberge de Courgenay et L’Eiger,                       cuidance des soldats est tournée à la farce et n’est sanctionnée que   tributs caricaturaux du « capitaliste » tels que diffusés dans les journaux
              De nombreux films ont pour cadre principal ou circonstan-  grand hôtel bernois où l’un des jeunes mobilisés travaille dans le              par une réprimande paternaliste et bonhomme. L’abolition des dif-  satiriques de l’entre-deux-guerres : chapeau melon, cigare, manteau
          ciel le palace qui, du point de vue fictionnel, présente de multi-  civil et où il s’est amouraché de la fille du propriétaire. L’attirance    férences de classes atteint son point d’orgue lors de la fête de Noël   à col de fourrure et voiture à chauffeur. Cependant, dans son réqui-
          ples avantages. Lieu de séjours rapides ou prolongés, il réunit dans   semblait réciproque, mais depuis que le jeune homme est sous les        organisée dans cette salle qui réunit la troupe, soldats et officiers   sitoire contre le jeune homme, il commet l’erreur de tourner en
          ses murs des personnages variés, issus de milieux différents, qui   drapeaux, il ne reçoit plus aucune réponse à ses lettres. Désespéré        confondus, autour d’une même table, sans qu’aucune distinction   dérision son statut de simple soldat. Il n’en faut pas plus pour que
          n’auraient pas l’occasion de se rencontrer ailleurs et qui, du fait de   par ce silence, il s’épanche longuement dans le tablier de la sym-    ne soit marquée entre les hommes.                       le conscrit se cabre et lui renvoie à la figure sa situation de « planqué
          certains passages obligés propres à ce type d’établissement, sont for-  pathique Gilberte, qui, en tout bien tout honneur, lui prodigue            A contrario, le grand hôtel de Berne apparaît comme un   de l’arrière ». Le propriétaire repart troublé et croise, sur sa route, un
          cément amenés à se croiser. Ses circulations verticales et horizonta-  conseil et réconfort, comme à tout le reste de la troupe. À son         lieu cloisonné, marqué par une forte hiérarchisation des espaces.  escadron d’artilleurs dont la fière allure finit de le convaincre de la
          les, son alternance d’espaces communs vastes ou resserrés, génèrent   instigation, les camarades de bataillon font assaut de stratégie et      Du hall d’entrée, où règnent plantes en pot, comptoirs, portes   noblesse de leur mission. C’est décidé : sa fille épousera le soldat !
          une infinité de rencontres possibles. Bien qu’il s’agisse d’un lieu   multiplient les démarches pour éclaircir ce mystère et expliquer le      battantes et verre dépoli, s’élève un escalier, cette fois fermé par      La dichotomie ainsi construite entre deux types d’établisse-
          fermé, confinant même au huis clos, il demeure cependant ouvert   silence de la fiancée.                                                       un mur de cage. Tous ces obstacles à la vue et à la progression   ments hôteliers, l’auberge et le grand hôtel, se donne comme la
          sur l’extérieur et perméable à l’irruption d’éléments externes. La      De fait, le film alterne les scènes se déroulant à l’auberge de        signalent une gradation dans les parcours et des limites impo-  représentation, mise en espace, d’un discours extrêmement présent
          forte hiérarchisation sociale, que reflète son mode de fonctionne-  Courgenay et celles qui ont pour cadre l’Eiger de Berne, où l’on dé-       sées au visiteur qui, selon son statut, peut ou non accéder aux   dans l’entre-deux-guerres, qui participe aussi de la constitution des
          ment, conjuguée à toutes ses caractéristiques spatiales, en font une   pêche force messagers pour s’enquérir des dispositions d’esprit de la   différents espaces. Cette ségrégation s’exprime aussi, bien évi-  idéologies totalitaires, tant communiste que fasciste et nazie, qui
          sorte de microcosme, une ville en réduction, avec l’agitation fréné-  belle. La mise en parallèle des deux espaces permet leur comparaison.    demment, dans les rapports sociaux. Lorsqu’un troufion surgit   dominent la période. Ce discours oppose deux sociétés, l’une ru-
          tique des rues et des places que sont ses longs corridors et ses halls   L’auberge de Courgenay se présente d’emblée comme un espace           dans ce milieu qui lui est étranger pour jouer les go-between entre   rale, vigoureuse et généreuse, à une autre, urbaine, décadente et
          spacieux. Autant de qualités visuelles dont nombre de metteurs en   ouvert. Il se compose d’une grande pièce unique, faisant office de         les amoureux, il est considéré avec tout le mépris attendu de   étriquée. D’un côté s’activent ceux qui défendent le pays, dans une
          scène ont vu le profit potentiel. Faute d’un matériau suffisant tou-  salle à manger et de café, sur laquelle ouvrent diverses portes et où    la part du réceptionniste, le desk de l’office marquant la fron-  communion dépassant les classes sociales. De l’autre végètent les
          chant directement au Beau-Rivage Palace, nous analyserons donc   trône un escalier de bois entièrement dégagé, élément indispensable           tière infranchissable qui divise les deux mondes (fig. 4). La pre- « profiteurs », campant sur leurs prérogatives sociales, leurs avoirs et
          la représentation faite de divers hôtels dans quelques films auxquels   de toute mise en scène (fig. 3). Au cours du film, les autres espa-    mière scène dans laquelle apparaît l’hôtel Eiger est également   la conservation de l’ordre ancien. Cependant, le film montre que
          nous prêtons une valeur exemplaire.                     ces caractéristiques de toute auberge – couloirs, chambres, cuisines,                  significative. Il nous est montré alors que le personnel est en   les deux mondes peuvent se réconcilier, par la vertu du mariage et
                                                                  etc. – apparaissent exceptionnellement et à condition que le scénario                  pleine préparation du bal de l’aéroclub. Dans une Suisse séculai-  grâce au sacrifice de la brave Gilberte, qui, malgré toute sa retenue,
         LA COMÉDIE SENTIMENTALE                                  l’exige. Nous pouvons bien sûr y voir l’effet des nécessités écono-                    rement démocratique et dépourvue d’aristocratie, quelle autre   n’était pas restée insensible aux charmes du jeune soldat.
              Réalisé en 1941, le film Gilberte de Courgenay de Franz Schnyder   miques de la production, mais aussi la volonté de montrer cette salle   institution qu’une association aéronautique peut au plus haut
          dresse le portrait quasi hagiographique d’une accorte aubergiste qui   comme un lieu de rassemblement et de communion.                         point incarner une élite ou une jet-set provinciale ? Nous voyons   LA COMÉDIE BURLESQUE
          a véritablement exercé ses talents de sommelière pendant la Pre-     Cette fonction spatiale est exposée d’entrée de jeu, lors de la           par ce trait à quel degré l’hôtel des villes s’oppose à l’auberge       Le film Certains l’aiment chaud réalisé par Billy Wilder en 1959
          mière Guerre mondiale au buffet de la gare de Courgenay, petite   scène d’ouverture du film. Un groupe de simples soldats affamés              des champs.                                             se situe dans un tout autre contexte. Après un prologue dans les

                                                                  Franz Schnyder, Gilberte de Courgenay, Suisse, 1941.                                   Franz Schnyder, Gilberte de Courgenay, Suisse, 1941.
                                                                  L’espace communautaire de l’auberge de campagne : la blonde Gilberte                   Le simple soldat zurichois gratifié du plus total mépris par le chasseur
                                                                  est portée en triomphe par toute la troupe alors que sa rivale aux                     de l’hôtel bernois. Le desk marque leur séparation, les boiseries, les tentures
                                                                  cheveux sombres contemple sa défaite du haut de l’escalier.                            et les plantes vertes composent le décor presque caricatural du palace.

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