Page 367 - Livre Beau-Rivage Palace
P. 367
Fig. 5 Fig. 6 Fig. 7
frimas hivernaux de Chicago, toute la seconde partie du film se Enfin, la salle de bains contient une baignoire qui va également Le film se termine par une échappée salvatrice. Les personna- à ces éléments objectifs, une technique de prise de vue qui tire parti
déroule à l’hôtel Seminole Ritz d’une Floride baignée de soleil. servir à dissimuler, par les vertus du savon moussant, telle ou telle ges arrivent enfin à s’extraire de l’univers labyrinthique du palace des innovations optiques des années soixante. En effet, l’irruption
Dans la société « nivelante » des États-Unis, la stratification sociale partie du corps non encore altérée. Plus la fin du film approche, pour s’enfuir en bateau sur les flots de l’océan. La surface infinie du du zoom à cette époque offre l’avantage de remplacer à peu de frais
n’est pas totalement abolie, mais elle prend une autre forme que plus ces phénomènes d’espaces gigognes tendent à se multiplier : plan d’eau apparaît alors comme l’antithèse de l’enfermement res- la lourde infrastructure du travelling, mais invite à multiplier resser-
dans la vieille Europe. Seul compte le capital financier des person- les fugitifs se tapissent sous la table d’un banquet occultée par une senti dans l’hôtel. C’est le lieu de tous les dévoilements et de tous rements et élargissements du cadre avec une rapidité qui entraîne
nes, leur origine familiale ou nationale ne revêtant aucune sorte nappe, un tueur se cache dans un immense gâteau d’anniversaire, les aveux : l’un peut confesser son amour et l’autre son véritable presque la nausée. Une perception cohérente de l’espace n’en est
d’importance. Dès lors, les girls qui composent l’orchestre féminin les mêmes fugitifs s’échappent en se dissimulant sous le drap d’un sexe, avec la satisfaction d’une totale absolution. guère facilitée.
dont le film suit les pérégrinations se réjouissent à l’extrême de se brancard à roulettes. Exposées comme résultant du hasard, toutes ces interférences
rendre dans cet hôtel, caressent l’espoir d’y rencontrer des million- Le motif de « la boîte dans la boîte » trouve évidemment son LA COMÉDIE DRAMATIQUE poursuivent en fait un parti de mise en scène précis. Elles tendent à
naires qui voudront bien les épouser et les sortir par la même occa- prototype dans l’espace confiné de l’ascenseur qui permet, outre Dans l’adaptation que Luchino Visconti fait en 1971 de la placer le public dans la position d’un observateur inattendu, inscrit
sion de leur sordide existence de musiciennes ambulantes. Elles sont des pinçages de fesses dont l’effet comique repose sur l’ambiguïté nouvelle Mort à Venise de Thomas Mann, la distribution spatiale dans l’univers de l’action. Par un effet de réalisme, le spectateur-
de fait attendues par une haie de beaux partis, certes vieillissants, des genres, le rapprochement forcé de personnages qui, par ailleurs, du Grand Hôtel des Bains demeure en revanche impossible à re- voyeur se trouve souvent gêné, comme il le serait dans la vie quo-
mais bien disposés, guettant leur arrivée sur des rocking-chairs, alignés font tout pour s’éviter. Dans le vaste hall, les fugitifs parviennent constituer. L’ouverture du film suit pourtant l’arrivée du prota- tidienne, par la présence d’un obstacle inopportun au premier plan
le long de la véranda de l’hôtel. aisément à esquiver toute rencontre avec les malfrats, descendus goniste principal, étape par étape, avec une insistance érigeant ce de son champ de vision. Ce procédé va dans le sens d’une théma-
Comme dans Gilberte de Courgenay, l’intrigue de Certains dans le même hôtel par un malencontreux concours de circons- protocole en cérémonie solennelle. Nous sont montrés l’ascension tique du regard abondamment développée au cours du film. Mort
l’aiment chaud s’appuie sur le puissant ressort de la dissimulation. Si tances. Ils ne sont réunis dans la même image que par un effet de des marches de l’entrée principale, l’accueil au desk, la montée à Venise, faut-il le rappeler, est en effet l’histoire d’une fascination,
là le père de la fiancée se contentait d’escamoter une série de lettres, raccourci opéré grâce à un miroir de poche dont se sert l’un des en ascenseur, la traversée du corridor de l’étage et la présentation celle d’un homme vieillissant pour un jeune éphèbe. L’expression
ici le jeu des faux-semblants atteint des sommets. On s’en souvient fuyards afin de les observer sans se faire voir (fig. 5). La promis- de la chambre par le directeur de l’établissement en personne de cette fascination exploite toutes les possibilités visuelles : coup
certainement, deux hommes travestis en femmes se sont immiscés cuité de l’ascenseur les met toutefois en présence, les poursuivants (fig. 7). Cette progression continue se conclut sur le villégiateur d’œil fortuit dans la salle à manger, vis-à-vis circonstanciel dans le
dans l’orchestre des filles, croyant trouver ainsi le meilleur moyen s’autorisant même un brin de flirt avec les poursuivis qu’ils pren- qui contemple la vue par la fenêtre de sa chambre. Opérant un salon, regards croisés dans les entrées et sorties, face-à-face inopiné
d’échapper à une faction maffieuse lancée à leur poursuite. La stra- nent pour ce qu’ils ne sont pas. mouvement circulaire, la séquence revient donc à son point de dans la proximité convenue de l’ascenseur (fig. 8).
tégie du paraître, mise en action dans un lieu d’apparat comme le Mais le jeu d’emboîtement se brouille dans le final, qui repose, départ, situé à l’extérieur du bâtiment. En revanche, par la suite, Ces échanges lancinants et silencieux ne sont que le point
palace, trouve ici son accomplissement et donne lieu à toutes les comme le veulent les lois du genre, sur une course-poursuite ef- les autres espaces de l’hôtel, dont le rôle social revêt pourtant une paroxystique de la comédie du paraître qui gouverne cette société
possibilités d’exploitation dramatique. frénée. De même que la durée temporelle, l’espace se ressert. Dans importance considérable dans cette haute société du début du xx e aisée et qui trouve dans le palace, comme au théâtre ou sur le bou-
L’espace du grand hôtel bernois de Gilberte de Courgenay fonc- un raccourci dont l’absurdité force au comique, les deux fuyards siècle – salle à manger, salon, galerie extérieure – conservent leur to- levard, un de ses champs d’opération les plus fertiles. Voir et être
tionnait par cloisonnements. Dans Certains l’aiment chaud, toute la déguisés en femmes s’élancent dans l’escalier pour ressortir de l’as- tale autonomie. En l’absence de tout passage intermédiaire, rien ne vu constitue l’une des activités principales de ces séjours oisifs et
gamme des quiproquos burlesques autorisés par le travestissement censeur, la seconde d’après, grimés en impotent assisté de son in- permet jamais de les rattacher les uns aux autres. l’on s’y prépare à la fois pour être spectateur et acteur de la scène.
semble ne pas suffire au réalisateur qui, à cette première enveloppe firmier. Paradoxalement, alors que le rythme s’accélère, toute la Il faut admettre que même là où s’établit une certaine conti- Le film documente avec précision les apprêts auxquels donne lieu
dissimulatrice, ajoute une construction spatiale complexe où les géographie des lieux se met en place. En effet, dans leur fuite éper- nuité de l’espace, quantité d’éléments perturbent la perception et chaque moment de la journée, car, comme des comédiens, l’on
pièces s’emboîtent les unes dans les autres dans une succession qui due, les personnages passent successivement dans tous les décors interdisent une saisie globale du champ spatial. Dès le seuil franchi, s’habille pour descendre au salon, aller dîner ou se promener sur
semble presque sans fin. L’hôtel contient évidemment des cham- visités auparavant, de manière dissociée (fig. 6). Apparus isolément c’est un ballet incessant de personnels en livrée, qui virevoltent la galerie. On s’habille même pour la plage ! Les maillots de bains
bres, dont les portes ouvertes ou fermées deviennent l’enjeu de au fil du récit, ils sont pour la première fois donnés à voir au spec- autour des clients hiératiques et passent sans arrêt dans l’angle de sont du reste des plus couvrants. Et comme s’ils ne suffisaient pas,
toutes les transformations, achevées ou interrompues. À l’intérieur tateur dans leur enchaînement et leur position respective. Nous vue du spectateur. L’architecture et le décorum 1900 participent on y ajoute chapeaux et toiles de tente. Cette pratique sociale
des ces chambres, la salle de bains permet le même jeu d’aller et de comprenons alors comment sont reliés le hall, la salle de banquet, également de cette opération de brouillage. Comme dans Gilberte atteint son point ultime et, de fait, sa mise en dérision lorsque le
retour entre les différentes formes de camouflage, souvent à l’insu les cuisines et le night-club du sous-sol où l’orchestre féminin s’est de Courgenay, le palace se caractérise par ses colonnes encombrantes, vieux soupirant tente de se donner une dernière jeunesse dans un
d’un personnage innocent se trouvant dans la chambre même. produit à plusieurs reprises. ses plantes en pot exubérantes et son mobilier envahissant. S’ajoute effort pathétique et grotesque de maquillage et de déguisement.
Billy Wilder, Certains l’aiment chaud, États-Unis, 1959. Billy Wilder, Certains l’aiment chaud, États-Unis, 1959. Luchino Visconti, Mort à Venise, Italie, 1971.
Bien que placés dans des espaces différents, La course poursuite finale permet de revisiter tous les lieux déjà entraperçus. L’arrivée du dandy vieillissant dans son lieu de villégiature. La savante composition
les antagonistes sont réunis à l’image à l’aide d’un miroir de poche. La richesse de l’architecture et du mobilier démultiplie l’espace en le complexifiant. du plan acquiert une grande profondeur grâce aux échappées et à une disposition
étudiée des figurants qui en soulignent les effets de perspective.
366 367