Page 368 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 8 Fig. 9
Cette mascarade est bien sûr vouée à l’échec. Fond de teint et avec Certains l’aiment chaud, outre le travestissement et l’ambiguïté aborde le rivage sur les limites duquel se dresse le bâtiment de 1908, à l’infini, tout se conjugue à la fois pour suggérer l’opulence attri-
teinture finissent par s’écouler tragiquement sous l’effet de la cha- sexuelle, d’instituer, comme nous l’avons déjà observé, une opposi- magnifié par un éclairage nocturne dont il est le seul à bénéficier buée de façon stéréotypée aux palaces et pour créer un sentiment
leur du Lido. tion fondamentale entre l’espace confiné et étouffant de l’hôtel et dans son environnement mi-urbain, mi-arborisé. Dans le registre d’imbroglio propre aux récits d’espionnage.
Cette théâtralisation à outrance explique la fragmentation l’espace ouvert de la mer, susceptible de procurer toutes les possi- du film d’espionnage, ce plan fait immanquablement penser à ce- À ces éléments décoratifs, Schoendoerffer ajoute la gamme
de l’espace. Si les différents lieux fréquentés par cette société ne bilités d’accomplissement. Or, jamais le personnage devenant fou lui qui présente le repaire « traditionnel » du « vilain » dans un James exhaustive des options que lui offre sa caméra, tant du point de vue
présentent aucun lien entre eux, c’est peut-être qu’ils se donnent de désir ne s’approche de l’eau. Peut-être est-ce là son erreur et la Bond ou de tout autre production du même acabit. Les lois du optique que de celui des déplacements. Il n’y a pas un plan qui ne
comme des scènes de théâtre, limitées par le cadre du plateau et frustration devient telle qu’il finit par en mourir. L’image finale du genre exigent en effet que l’instance négative de ce type de récit soit doté d’un effet d’objectif ou de travelling. Les longs dialogues
ponctuées par ses entrées et ses sorties, mais ne permettant aucune film nous montre le jeune homme à demi immergé dans les flots et possède une base arrière d’activité installée dans un site difficile sibyllins sont filmés à l’aide de travellings circulaires centrés sur les
transition souple de l’une à l’autre. À l’instar du rideau tombant sur à contre-jour, le soleil dans le dos. La surexposition est telle qu’elle d’abord, que ce soit au milieu des eaux, de précipices ou de lave personnages afin de rendre à leurs échanges une emphase des plus
la rampe, le passage d’une scène à l’autre ne peut s’opérer que par brûle presque la pellicule. Comment ne pas voir dans cet effet d’op- en fusion. Cette implantation spectaculaire explique qu’il faille dramatiques. Cette volonté de sur-dramatisation est également
une coupure brusque. En guise de corollaire, la chambre d’hôtel tique la cause même de la mort du protagoniste principal qui se toujours recourir, pour s’y rendre, à des moyens de locomotion mise à l’œuvre grâce à des travellings arrière où la caméra s’enfuit
dans laquelle les personnages se préparent apparaît comme une consume au spectacle du soleil sans pouvoir s’en approcher. sophistiqués, tels qu’un hélicoptère, afin de souligner l’isolement et devant la progression rapide des personnages le long des corridors
loge, unique endroit où ils peuvent profiter d’une solitude débar- le caractère défensif du lieu, ainsi que la haute maîtrise technique du palace dans un défilement accéléré. Le travelling avant, quant à
rassée du regard des autres et qui prend ainsi la valeur d’un refuge. LA COMÉDIE POLICIÈRE de son occupant. Relevons au passage que le palace, comme dans lui, est utilisé afin de cibler un personnage dans la foule, de créer
Mais la fascination théâtrale a son prix. Quelque grande que Le film Agents secrets, signé par Frédéric Schoendoerffer en les autres exemples traités, se trouve à nouveau associé à l’eau. une pseudo-intimité qui relève de la même volonté. Un seul plan
soit l’admiration pour le spectacle, celui-ci demeure toujours inac- 2004, ne présente pas beaucoup d’autre intérêt que d’avoir été La séquence suivante met en scène des tractations complexes enchaîne travellings latéral et circulaire, accordé sur la rotation de la
cessible. Irrémédiablement parqué au-delà de la rampe lumineuse, partiellement réalisé au Beau-Rivage Palace de Lausanne. Multi- entre agents internationaux à l’intérieur du Beau-Rivage Palace ; porte-tambour, qui produit par l’entrechoc de ces différents mou-
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le public ne peut monter sur scène et entrer en interaction avec les pliant, à l’instar de la série des James Bond, les lieux de tournage l’hôtel y est reconnaissable notamment à ses tableaux de style xviii vements contradictoires un effet de tourbillon et de kaléidoscope
acteurs. Le personnage de Mort à Venise, pourtant compositeur à la exotiques, il met en scène, dans une courte séquence d’intérieur, siècle qui contribuent à amplifier l’impression de magnificence qui participe du même brouillage de l’espace déjà activé à l’aide
ville et donc homme de spectacle, vit le même drame. Il ne pourra le Beau-Rivage Palace rendu clairement identifiable par son logo des lieux. Bien que les personnages soient cadrés de façon serrée, des divers obstacles visuels précédemment cités.
jamais établir de communication avec l’objet de sa fascination, si- aperçu à la dérobée sur une porte. Sans que sa localisation ne le décor qui les entoure demeure identifiable en arrière-plan, qui Les effets de zoom et de changements de focales ne sont pas
non par le regard, et encore moins obtenir tout contact physique. soit jamais précisée de manière explicite, il est aussi facilement réunit lourdes tentures, boiseries et meubles tendus de soies, le tout en reste. Les courtes focales permettent, par les vertus du grand an-
La série d’obstacles déjà mise en place afin d’arrêter le re- reconnaissable lors d’une prise de vue aérienne ne montrant, par accordé dans une gamme de couleurs conformes aux règles « du gle, d’agrandir l’espace et de dilater l’architecture, alors que les lon-
gard du spectateur et interdire une lecture fluide de l’espace est un effet de cadrage, que le bâtiment du Palace et non celui du meilleur goût ». À ce luxe répond la vulgarité de certains personna- gues focales, par leur capacité de rapprochement, les écrasent et les
également à l’œuvre pour empêcher tout rapprochement entre Beau-Rivage qui lui est contigu (fig. 9). À quelques minutes d’in- ges : pin up blondes aux côtés d’un puissant malfrat ou gros bras compriment, comme le montre ce plan de la façade du Lausanne
l’aspirant et l’objet de son désir. Le palace prend la forme d’un la- tervalle, une autre séquence est tournée au Lausanne-Palace dont oubliant de refermer son pantalon au sortir des cabinets d’aisance. Palace filmée latéralement (fig. 10). La modification de la mise au
byrinthe où tout empêche le contact : portes, mobilier, distances et, nous voyons le porche d’entrée sur la rue du Grand-Chêne, ainsi Cette trivialité, au comique parfois discutable et qui joue sur un point permet de relier, dans un même plan, des acteurs pourtant
par-dessus tout, conventions sociales. Cette image du labyrinthe est que le hall principal et le bar. Par les vertus du montage cinéma- effet de contraste, met en valeur le faste du lieu et renforce la puis- éloignés les uns des autres, attirant de façon appuyée l’attention du
sublimée par la ville de Venise elle-même, dont le dédale des rues tographique, les deux lieux apparaissent comme ne faisant qu’un sance qui doit se dégager des figures négatives. spectateur sur tel ou tel personnage au gré des temps forts du récit.
et des canaux, vers la fin du film, entrave, au cours d’une longue aux yeux des spectateurs – sans doute la majorité – ignorants de Sur le plan technique, le metteur en scène épuise toutes les Cette profusion d’effets dans la mise en scène a bien évi-
promenade, une sorte de poursuite entre les deux protagonistes qui la topographie lausannoise. Au regard des initiés en revanche, possibilités dont il dispose. Nous retrouvons nombre d’éléments déjà demment pour mission de rendre la dimension mystérieuse et
assument réciproquement les rôles de chasseur et de proie. l’amalgame de deux établissements de la place, se trouvant en recensés et dont l’architecture des grands hôtels fournit de multiples embrouillée propre à toute bonne histoire d’espionnage, mais à
Cette inaccessibilité produit une frustration constante dont la concurrence sur le plan économique, ajoute aux nécessités com- possibilités d’exploitation. L’enchevêtrement des colonnes, tant à force d’accumulation et de surenchère, elle confine à une forme
force va s’amplifiant au cours du récit. Le seul endroit où apparaît préhensibles du tournage une certaine touche d’ironie. l’extérieur qu’à l’intérieur du Lausanne-Palace, la profusion d’objets d’inventaire dont l’impression ultime demeure une sorte de perpé-
une possibilité de l’assouvir est constitué par le bord de mer. Même Le Beau-Rivage Palace nous est donc présenté lors d’un plan qui s’interposent au premier plan – porte-tambour, meubles, plantes tuelle et fébrile fuite en avant. Conclusion : trop de mise en scène
si la comparaison peut paraître osée, Mort à Venise a cela de commun pris en hélicoptère qui survole longuement les eaux du lac, puis en pot, lampes, pianos, figurants – et les jeux de miroirs qui se reflètent tue la mise en scène !
Luchino Visconti, Mort à Venise, Italie, 1971. Frédéric Schoendoerffer, Agents secrets, France, 2004.
De dos au premier plan – soit dans la même position que le spectateur – L’arrivée au Beau-Rivage Palace par les airs en survolant le lac.
le protagoniste principal se retrouve incidemment assis en face du jeune homme Parce qu’il est éclairé, seul le bâtiment est repérable dans la pénombre
qui accapare toute son attention. Par contraste avec la profusion d’objets crépusculaire où est plongée Lausanne.
qui emplissent le salon de l’hôtel, l’espace vide entre les deux personnages,
demeure infranchissable.
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