Page 62 - Livre Beau-Rivage Palace
P. 62
LE BEAU-RIVAGE PALACE: période qui couvre les événements majeurs de la première moitié les signes d’élection à l’accueil des populations qui, les guerres
e
napoléoniennes achevées, se jettent sur les mers, les lacs et les
du xx siècle – les deux guerres mondiales et les crises des années
SON ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE vingt et trente – qui, chacun à sa manière, ébranlent les schémas routes avec une frénésie itinérante mêlant découverte de l’incon-
1861-1976 adoptés. La fin de la Seconde Guerre mondiale marque le début nu, soucis thérapeutiques, avidité intellectuelle et boulimie émo-
d’une troisième période qui conduit en 1976 – année de la fin des
tionnelle. La construction de l’Hôtel des Bergues en 1834 par
trente glorieuses – et qui atteste au contraire la validité des modèles Guillaume-Henri Dufour, sur les bases du grand hôtel Meurice
1
faisant du palace un espace économiquement viable, socialement à Paris, illustre cette précoce prise de conscience . Plus encore,
gratifiant et symboliquement valorisant. la détermination tout aussi grande de la région de Montreux-
Vevey « qui voit chaque année un grand concours d’étrangers s’y fixer,
1861-1908: DES FASTES AUX DOUTES et y réprendre beaucoup d’argent [sic] » indique que les ambitions se
À la base du Beau-Rivage, il y a un objectif commercial qui sont déjà aiguisées à proximité de la capitale vaudoise .
2
réunit des hommes habités par le sens des affaires et la volonté Construire un hôtel à Ouchy, c’est dépasser ces très actives
Laurent TISSOT
d’en réaliser. L’attitude est courante au milieu d’un xix siècle qui concurrences ; c’est faire mieux qu’elles. Ce n’est donc pas sim-
e
Le développement des hôtels de luxe participe d’un mou- l’histoire sur 150 ans nécessite d’accepter les influences réciproques commence à comprendre la force du libéralisme comme règle de plement ériger un bâtiment, c’est s’attaquer à tout un environne-
vement économique, social et symbolique de grande ampleur. Il qui agissent entre tous ces domaines d’intervention et de recon- vie et à l’appliquer comme moyen de développement. La capi- ment. C’est concourir à son « embellissement », terme à la mode qui
donne aux espaces qui les accueillent et aux clients qui les fré- naître souvent la difficulté d’en préciser exactement les contours. tale lausannoise peut compter sur des noyaux durs de familles, de sert à préciser le réaménagement dont on entend faire profiter le
quentent des significations très fortes. Sur le plan économique, leur Mais en faire l’histoire sur 150 ans permet d’associer des acteurs cercles, de connaissances qui sont aptes à donner le branle. Sans port, le rivage et la place d’Ouchy avant de donner la moindre
édification a coïncidé avec l’affirmation d’élites, locales et régio- moins prestigieux et moins visibles qui, de la cuisine aux corridors être les parangons d’un système auquel le nom de « capitalisme » chance à un établissement hôtelier, si luxueux soit-il, de fonction-
nales, capables de réaliser des projets d’envergure nécessitant des d’étages, rendent possible son fonctionnement par la création de est donné, ces milieux ont de nombreux atouts qui ne demandent ner. À cet égard, le choix de l’emplacement n’est pas secondaire. Il
ressources humaines et financières importantes. Sur le plan social, métiers et l’affirmation d’un savoir-faire. En faire l’histoire sur 150 qu’à être utilisés. Banquiers, avocats, négociants, industriels, notai- est déterminant car, au-delà de la dimension première de l’hôtel
leur existence témoigne de l’affirmation de valeurs qui établissent ans, c’est ainsi faire l’histoire d’une empreinte qui marque durable- res, ingénieurs, propriétaires, rentiers cumulent les capitaux sociaux, – loger et restaurer –, il met en évidence les aspects qui alimentent
les sociétés où les marques de reconnaissance reposent sur des hié- ment nos sociétés à de multiples niveaux. économiques, symboliques et politiques qui peuvent leur assurer, sa construction : l’agrément d’un public ouvert à des sensibilités
rarchies mêlant avoir, pouvoir et savoir. Sur le plan symbolique, leur Pour des questions d’accès aux archives, ce texte se limite, en sinon un succès certain, en tout cas une réalisation à la hauteur de alimentées par les vogues (pré)romantiques et auxquelles il faut
impact conditionne la fabrication d’images nécessitées par la ren- gros, aux cent premières années, soit de l’ouverture de l’hôtel en leur ambition. De plus, la situation géographique de Lausanne, la donner l’occasion de s’exprimer. Dans le cas du Beau-Rivage, il est
contre de populations à la recherche de signes d’élection fondant 1861 à 1976 qui marque une rupture avec la crise économique qui réputation historique de son site favorisent les initiatives qui peu- à ce point important que la société fondatrice prend le nom de sio.
une vision cohérente du monde auquel elles appartiennent. s’y produit. Dans ce laps de temps, on peut diviser son histoire en vent encore compter sur l’arrivée du chemin de fer et le redéploie- C’est elle qui se charge de rendre plausible la triade fondatrice de
Le Beau-Rivage Palace s’inscrit parfaitement dans ces lignes trois grandes périodes. Elles sont délimitées autant par les préoccu- ment de la navigation lacustre. La prégnance locale des initiateurs cette étonnante économie immatérielle qui se met peu à peu en
directrices qui permettent de comprendre pourquoi il a été construit pations qui habitent les administrateurs de l’époque en termes de marquera durablement l’établissement, car tant la structure de ses place dans les bas de Lausanne : un lac – des montagnes – un hôtel.
et comment il a pu se pérenniser et connaître une réussite qui lui développement stratégique que par les contraintes politiques ou organes dirigeants que celle de l’actionnariat se concentrera, de On ne s’étendra pas ici sur la dimension technique et ar-
assure, aujourd’hui encore, une réputation mondiale. Il adhère à économiques qui marquent l’histoire tout court et qui, dans une façon délibérée et ce durant toute son histoire, dans des cercles chitecturale de la construction qui répond à ces exigences et qui
des lames de fond qui touchent, dès la fin du xviii siècle, toute très forte mesure, dépassent les acteurs quels qu’ils soient, hôtes lausannois ou vaudois. Ce fort ancrage contraste fortement avec la est développée ailleurs dans l’ouvrage. Mais une simple analyse
e
l’Europe et l’Amérique du Nord avant d’atteindre l’Amérique prestigieux, administrateurs dévoués ou simples employés. dimension internationale à laquelle le Beau-Rivage accède rapide- montre que le Beau-Rivage n’a pas capitalisé à un point tel qu’il
du Sud, l’Asie, l’Océanie et l’Afrique. C’est dire que si l’envergure De l’ouverture du Beau-Rivage en 1861 au début du xx ment et qu’il ne cesse de revendiquer. devient un établissement incontournable chez les élites aristocrati-
e
des constructions n’a d’égal que le prestige que ses administrateurs siècle, on peut dégager une première période qui associe les débuts La construction d’un grand hôtel à Ouchy n’en est pas pour ques et bourgeoises européennes en quête d’un accueil cumulant
veulent lui conférer, le Beau-Rivage Palace n’est pas seul dans son brillants de l’affaire à des interrogations sur sa pérennité. Avec la autant une initiative aisée. Au contraire, elle présente quelques tous les critères de confort, de calme, d’aisance et de bien-être
genre et joue dans une cour où les grands sont nombreux. En faire construction du deuxième bâtiment en 1908 s’ouvre une nouvelle risques. Depuis une vingtaine d’années, Genève possédait tous qu’elles étaient en droit d’attendre à ce moment-là et que d’autres
62 63