Page 63 - Livre Beau-Rivage Palace
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LE BEAU-RIVAGE PALACE:   période qui couvre les événements majeurs de la première moitié   les signes d’élection à l’accueil des populations qui, les guerres
                  du xx  siècle – les deux guerres mondiales et les crises des années
                                                                          napoléoniennes achevées, se jettent sur les mers, les lacs et les
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 SON ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE   vingt et trente – qui, chacun à sa manière, ébranlent les schémas   routes avec une frénésie itinérante mêlant découverte de l’incon-
 1861-1976        adoptés. La fin de la Seconde Guerre mondiale marque le début   nu, soucis thérapeutiques, avidité intellectuelle et boulimie émo-
                                                                          tionnelle. La construction de l’Hôtel des Bergues en 1834 par
                  d’une troisième période qui conduit en 1976 – année de la fin des
                  trente glorieuses – et qui atteste au contraire la validité des modèles   Guillaume-Henri Dufour, sur les bases du grand hôtel Meurice
                  faisant du palace un espace économiquement viable, socialement   à Paris, illustre cette précoce prise de conscience . Plus encore,
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                  gratifiant et symboliquement valorisant.                la détermination tout aussi grande de la région de Montreux-
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                  1861-1908: DES FASTES AUX DOUTES                        et y réprendre beaucoup d’argent [sic] » indique que les ambitions se
                      À la base du Beau-Rivage, il y a un objectif commercial qui   sont déjà aiguisées à proximité de la capitale vaudoise .
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                  réunit des hommes habités par le sens des affaires et la volonté      Construire un hôtel à Ouchy, c’est dépasser ces très actives
 Laurent TISSOT
                  d’en réaliser. L’attitude est courante au milieu d’un xix  siècle qui   concurrences ; c’est faire mieux qu’elles. Ce n’est donc pas sim-
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    Le développement des hôtels de luxe participe d’un mou-  l’histoire sur 150 ans nécessite d’accepter les influences réciproques   commence à comprendre la force du libéralisme comme règle de   plement ériger un bâtiment, c’est s’attaquer à tout un environne-
 vement économique, social et symbolique de grande ampleur. Il   qui agissent entre tous ces domaines d’intervention et de recon-  vie  et à  l’appliquer comme moyen  de développement.  La capi-  ment. C’est concourir à son « embellissement », terme à la mode qui
 donne aux espaces qui les accueillent et aux clients qui les fré-  naître souvent la difficulté d’en préciser exactement les contours.   tale lausannoise peut compter sur des noyaux durs de familles, de   sert à préciser le réaménagement dont on entend faire profiter le
 quentent des significations très fortes. Sur le plan économique, leur   Mais en faire l’histoire sur 150 ans permet d’associer des acteurs   cercles, de connaissances qui sont aptes à donner le branle. Sans   port, le rivage et la place d’Ouchy avant de donner la moindre
 édification a coïncidé avec l’affirmation d’élites, locales et régio-  moins prestigieux et moins visibles qui, de la cuisine aux corridors   être les parangons d’un système auquel le nom de « capitalisme »   chance à un établissement hôtelier, si luxueux soit-il, de fonction-
 nales, capables de réaliser des projets d’envergure nécessitant des   d’étages, rendent possible son fonctionnement par la création de   est donné, ces milieux ont de nombreux atouts qui ne demandent   ner. À cet égard, le choix de l’emplacement n’est pas secondaire. Il
 ressources humaines et financières importantes. Sur le plan social,  métiers et l’affirmation d’un savoir-faire. En faire l’histoire sur 150   qu’à être utilisés. Banquiers, avocats, négociants, industriels, notai-  est déterminant car, au-delà de la dimension première de l’hôtel
 leur existence témoigne de l’affirmation de valeurs qui établissent   ans, c’est ainsi faire l’histoire d’une empreinte qui marque durable-  res, ingénieurs, propriétaires, rentiers cumulent les capitaux sociaux,  – loger et restaurer –, il met en évidence les aspects qui alimentent
 les sociétés où les marques de reconnaissance reposent sur des hié-  ment nos sociétés à de multiples niveaux.   économiques, symboliques et politiques qui peuvent leur assurer,  sa construction : l’agrément d’un public ouvert à des sensibilités
 rarchies mêlant avoir, pouvoir et savoir. Sur le plan symbolique, leur      Pour des questions d’accès aux archives, ce texte se limite, en   sinon un succès certain, en tout cas une réalisation à la hauteur de   alimentées par les vogues (pré)romantiques et auxquelles il faut
 impact conditionne la fabrication d’images nécessitées par la ren-  gros, aux cent premières années, soit de l’ouverture de l’hôtel en   leur ambition. De plus, la situation géographique de Lausanne, la   donner l’occasion de s’exprimer. Dans le cas du Beau-Rivage, il est
 contre de populations à la recherche de signes d’élection fondant   1861 à 1976 qui marque une rupture avec la crise économique qui   réputation historique de son site favorisent les initiatives qui peu-  à ce point important que la société fondatrice prend le nom de sio.
 une vision cohérente du monde auquel elles appartiennent.  s’y produit. Dans ce laps de temps, on peut diviser son histoire en   vent encore compter sur l’arrivée du chemin de fer et le redéploie-  C’est elle qui se charge de rendre plausible la triade fondatrice de
    Le Beau-Rivage Palace s’inscrit parfaitement dans ces lignes   trois grandes périodes. Elles sont délimitées autant par les préoccu-  ment de la navigation lacustre. La prégnance locale des initiateurs   cette étonnante économie immatérielle qui se met peu à peu en
 directrices qui permettent de comprendre pourquoi il a été construit   pations qui habitent les administrateurs de l’époque en termes de   marquera durablement l’établissement, car tant la structure de ses   place dans les bas de Lausanne : un lac – des montagnes – un hôtel.
 et comment il a pu se pérenniser et connaître une réussite qui lui   développement stratégique que par les contraintes politiques ou   organes dirigeants que celle de l’actionnariat se concentrera, de      On ne s’étendra pas ici sur la dimension technique et ar-
 assure, aujourd’hui encore, une réputation mondiale. Il adhère à   économiques qui marquent l’histoire tout court et qui, dans une   façon délibérée et ce durant toute son histoire, dans des cercles   chitecturale de la construction qui répond à ces exigences et qui
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 des lames de fond qui touchent, dès la fin du xviii  siècle, toute   très forte mesure, dépassent les acteurs quels qu’ils soient, hôtes   lausannois ou vaudois. Ce fort ancrage contraste fortement avec la   est développée ailleurs dans  l’ouvrage. Mais une  simple  analyse
 l’Europe et l’Amérique du Nord avant d’atteindre l’Amérique   prestigieux, administrateurs dévoués ou simples employés.  dimension internationale à laquelle le Beau-Rivage accède rapide-  montre que le Beau-Rivage n’a pas capitalisé à un point tel qu’il
 du Sud, l’Asie, l’Océanie et l’Afrique. C’est dire que si l’envergure      De l’ouverture du Beau-Rivage en 1861 au début du  xx    ment et qu’il ne cesse de revendiquer.   devient un établissement incontournable chez les élites aristocrati-
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 des constructions n’a d’égal que le prestige que ses administrateurs   siècle, on peut dégager une première période qui associe les débuts      La construction d’un grand hôtel à Ouchy n’en est pas pour   ques et bourgeoises européennes en quête d’un accueil cumulant
 veulent lui conférer, le Beau-Rivage Palace n’est pas seul dans son   brillants de l’affaire à des interrogations sur sa pérennité. Avec la   autant une initiative aisée. Au contraire, elle présente quelques   tous les critères de confort, de calme, d’aisance et de bien-être
 genre et joue dans une cour où les grands sont nombreux. En faire   construction du deuxième bâtiment en 1908 s’ouvre une nouvelle   risques. Depuis une vingtaine d’années, Genève possédait tous   qu’elles étaient en droit d’attendre à ce moment-là et que d’autres







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