Page 64 - Livre Beau-Rivage Palace
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établissements offraient à profusion. Les débuts sont pourtant mêle des facteurs proprement internes au Beau-Rivage à ceux le cas du Beau-Rivage, les conséquences sont tirées assez tardi- au centre de la Suisse, bénéficiant de l’ouverture du tunnel du Saint-
brillants à en croire les propos tenus en 1897 par Jacques Tschumi, liés à l’environnement plus général, local et international. vement. Antonio Martin est remercié en 1888 et remplacé par Gothard depuis 1882, elle dispose de conditions déterminantes pour
un de ses directeurs les plus marquants : « [À] l’ouverture de notre Que faut-il notamment entendre sous le terme de « circons- Jacques Tschumi lui-même qui garde les rênes de l’affaire jusqu’à assurer la venue d’une clientèle abondante. La triade un lac – des
Hôtel et pendant un nombre d’années Beau-Rivage était un plein d’at- tances » ? Il faut d’abord entendre la crise qui touche les économies sa mort, en mai 1912 (voir pages suivantes). montagnes – des hôtels connaît là-bas une sorte d’apothéose.
traction unique pour la noblesse du monde entier. Depuis Genève, jusqu’à européennes entre 1875 et 1890. L’impact sur la fréquentation de La deuxième cause, plus structurelle, mais non moins insur- L’analyse de l’argumentation renvoie aussi, a contrario, à la prise
Villeneuve, il n’y avait pas une seule concurrence que peut-être les Trois l’hôtel est évident. Mais il faut aussi entendre les pratiques de montable, fait appel au développement de la concurrence et à en compte de la mollesse lausannoise : « D’abord Lausanne n’a pas com-
Couronnes à Vevey, l’Hôtel Byron à Villeneuve et même ces deux maisons gestion de son prédécesseur, Antonio Martin Rufenacht. Celui- l’évolution du marché : « Beau-Rivage a continué a subir les influences pris de maintenir et de développer [sic] notre endroit comme centre d’étrangers ;
ne pouvaient pas lutter contre la situation de notre hôtel modèle. On était ci succède en 1876 à Alexandre Rufenacht, premier directeur de la crise générale qui a atteint les hôtels situés hors des stations balnéaires on n’a rien fait pour l’agrément et la distraction des personnes qui voulaient y
plus ou moins forcé de venir à Beau-Rivage, le beau monde n’avait aucun du Beau-Rivage, qui reprend les destinées de l’Hôtel National à ou climatériques; c’est ainsi que nous avons vu végéter les hôtels de Genève séjourner et surtout les médecins n’ont rien fait pour faire connaître Lausanne
autre hôtel confortable à choisir et on y venait avec plaisir, sûr d’y trouver Genève, un nouveau grand établissement qui vient de s’ouvrir. et de Berne à côté de nous, alors que les hôtels et pensions au-delà de Vevey comme séjour sain, agréable, avantageux sous tous les rapports, surtout pendant
une société choisie où on s’amusait sous tous les rapports et les saisons d’hi- Antonio Martin Rufenacht, au dire d’une commission d’experts, faisaient de brillantes affaires. Nous ne nous mettons pas en comparaison l’hiver et les premiers mois du printemps. Par cette négligence, notre endroit
ver avaient une animation qui engageait le monde de rester aussi longtemps a fait preuve d’une légèreté qui explique le montant excessif des avec les hôtels de montagne que les chaleurs de l’été dernier ont remplis, ni n’a obtenu aucune réputation dans l’étranger. Au contraire, aujourd’hui on ne
que possible. C’était le beau moment de Beau-Rivage, c’est à cette période- dépenses. Mais les pratiques gestionnaires de ce directeur sont ré- avec ceux de Lucerne dont la position au centre de la Suisse, au pied de connaît Lausanne que par le côté désavantageux : froid, humide, malsain pen-
là que notre établissement fondait sa réputation universelle . » vélatrices de méthodes de gouvernement qui sont partagées par montagnes que des foules de voyageurs vont visiter chaque année à la porte dant l’hiver ; pas assez avancé au printemps ; trop chaud en été et trop avancé
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En 1870, les hôteliers du bout du lac se plaignent que le les administrateurs : « La commission a été étonnée, en constatant qu’au du chemin de fer du Gothard qui en fait un grand passage, met dans une en automne. Voici la triste mais vraie réputation de Lausanne aujourd’hui . »
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Beau-Rivage détourne les voyageurs de Genève . Mais les années sujet de dépenses aussi considérables que celles de l’entretien, le Conseil position exceptionnellement favorable. Beau-Rivage a été abandonné une En stigmatisant le peu d’activisme des édiles et des médecins
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qui suivent peinent à maintenir le cap. Reportons-nous à deux d’administration procède sans budget, sans méthode et même souvent bonne partie de l’année et, dans le fort de la saison, n’a guère été occupé lausannois, Tschumi n’est pas insensible aux hésitations qui entou-
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données : le chiffre d’affaires et le nombre de nuitées (tab. 1). sans décisions régulières. Monsieur le Président, MM les membres de la que par des voyageurs visant à l’économie . » rent la notion de « propagande » qui commence à garnir les discours
Jusqu’au milieu des années 1890, la tendance n’est en effet délégation ou Mr. le Directeur lui-même décident parfois de tels ou tels Ces points, développés ici par le président du conseil d’admi- touristiques. À cet égard, il fait preuve d’une certaine sévérité qui ca-
guère à l’optimisme. Les années d’euphorie passées, on trouve des achats, souvent importants, sans délibération du Conseil et sans auto- nistration Fédor de Crousaz, sont tout aussi cruciaux. En liant sa che une évidente irritation face à l’essor du tissu hôtelier lausannois.
chiffres qui tombent à des niveaux médiocres. Les années 1880 risation inscrite au procès-verbal. C’est ainsi qu’en 1882, année pour destinée au tourisme naissant, le Beau-Rivage ne fait que constater Car celui-ci connaît entre 1880 et 1900 un développement extrê-
sont même très déprimantes : le chiffre d’affaires et surtout le nom- laquelle on n’avait cependant pas l’espoir de voir l’hôtel beaucoup plus la fragilité endémique de ce secteur économique. L’instabilité des mement vigoureux : en comptabilisant hôtels, auberges et pensions,
bre de nuitées reculent fortement. Il faut attendre les années 1890, fréquenté que les années précédentes, il a été commandé des lits et même conditions climatiques rend très incertaines les moindres prévi- nous voyons que leur nombre double, passant de 138 à 275. Pour les
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synonymes de Belle Époque, pour revoir les courbes à la hausse et des meubles de luxe, dont la nécessité était loin d’être reconnue . » sions. L’hôtel n’est pas maître de sa destinée parce que sa destinée hôtels de 1 et 2 rang seulement, le nombre passe de 19 à 26 . En
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les années 1900 pour une affirmation claire. Le constat est sévère pour le Beau-Rivage, mais il est aussi est liée… au ciel. À côté des variations météorologiques, le Beau- clair, cette évolution se traduit au Beau-Rivage par une vive et com-
Plusieurs causes sont à relever. Devant le même conseil d’ad- l’indice des flottements qui habitent, d’une façon plus générale, Rivage est encore soumis aux changements sociologiques qui af- préhensible inquiétude : « La concurrence ridicule sur notre rive et surtout
ministration, Jacques Tschumi en évoque les plus importantes : « De- l’hôtellerie suisse. L’hôtel doit rassembler en un ensemble cohé- fectent la clientèle. Sans pour autant qu’ils soient moins fortunés et dans notre ville vient à l’aide de ces exploiteurs, les maisons de pension pous-
puis la création de notre établissement, les circonstances, le développement rent un univers complexe fait d’éléments très épars. Dans la se- même si les traits aristocratiques ont quelque peu tendance à s’at- sent comme des champignons, une maison se monte pour tuer l’autre, une fait
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de nos rives et de notre ville, la manière de voyager et de dépenser l’argent, conde moitié du xix siècle, sa gestion, notamment sur le plan ténuer au profit de ceux plus spécifiquement bourgeois, les hôtes meilleur marché que l’autre sans se rendre compte si on gagne ou si on perd
la qualité des voyageurs, l’extension et les communications des chemins de comptable, n’est encore qu’une notion laissée à la discrétion de sont aux prises avec une multiplication des offres dont ils profitent de sorte que nous nous trouvons devant le triste fait accompli que par exem-
fer, la concurrence directe et indirecte dans le voisinage et dans la Suisse personnes dont le seul critère est l’expérience, encore trop souvent au maximum et qui tendent à raccourcir leurs séjours. ple Hôtel Gibbon prend des pensionnaires à 6 fr., Richemond pour 5,50 fr.,
entière etc. ont bien changé et hélas à notre désavantage ! » Ce sont là synonyme de flair ou de bricolage. La formalisation d’un savoir Mais cette fragilité est difficilement excusable quand elle résulte Beauséjour à partir de 5 fr., Château à 5 fr., Campart à 5 fr., Victoria à 5 fr.,
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des propos importants qui décrivent, avec beaucoup de pertinen- et d’un savoir-faire hôtelier reste encore en un état embryonnaire de l’impossibilité de maintenir Lausanne dans le choix des destina- Grancy Villa à 4.50 fr. et une quantité d’autres maisons à partir de 3 à 4 fr.
ce, l’évolution de cette industrie que l’on commence à qualifier qui peut rapidement se transformer en dérapages incontrôlés. La tions prisées. La « création de la destination » est une question encore Ce n’est donc pas étonnant que nous n’avons pas [sic] de monde pour un
« des étrangers ». Mais affinons notre analyse et tâchons de décoder création de l’École hôtelière en 1893 par Jacques Tschumi est la peu étudiée dans l’histoire du tourisme. Elle a pourtant toute son prix de pension à 8,50 fr tout compris avec une magnifique chambre sur le
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d’un peu plus près les paroles du directeur. Car son explication manifestation la plus claire de cette prise de conscience . Dans importance. L’exemple de Lucerne est là pour le démontrer : située lac à n’importe quel étage . »
Tab. 1 Tab. 2
Évolution du chiffre d’affaires et du nombre de nuitées (1861-1976) Fréquentation saisonnière en nuitées
Chiffre d’affaires / Nuitées. (moyenne mensuelle du chiffre d’affaires des années)
1876-1881 / 1885-1890 / 1910-1915.
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