Page 302 - Livre Beau-Rivage Palace
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LE BEAU-RIVAGE venait de lâcher cette singulière proclamation. Mon père, mi-irrité une dizaine de jours. On leur attribua les chambres 250 et 251,
mi-amusé, esquissa une réprimande. Ma mère sourit, se souvenant, au deuxième étage avec vue sur le lac. Tandis que mon père se
ESCALE DE PAIX POUR UNE FAMILLE elle qui vénérait plus que tout son foyer et la chaleur des dîners déployait en contacts très discrets, ma mère émerveillée et mé-
DANS LA GUERRE entre amis, avoir à plusieurs reprises cloué au pilori devant ses fils lancolique relisait les poèmes de Rilke dans le parc. Mes frères
ces « affreux palaces » vichyssois où le gouvernement avait tant bien
n’avaient pas perdu de temps pour conquérir la complicité du
que mal installé ses ministres, ses services et ses intrigues de couloirs personnel. Des cuisines aux combles, ils connaissaient presque
que les circonstances rendaient bien souvent dérisoires. tout le monde au bout de cinq jours. Ici, les concierges, maîtres
Une heure plus tôt, la voiture familiale avait franchi la fron- d’hôtel, sommeliers, femmes de chambre, garçons d’étage, rem-
tière, à Pougny-Chancy, seul point de passage autorisé. La Citroën plaçaient les secrétaires et les fonctionnaires qu’ils avaient aperçus
noire 15 cv « traction », portant la cocarde des services officiels de aux abords des grands hôtels de Vichy réquisitionnés.
l’État français, venait de parcourir la route alors déserte qui, de Contre toute attente en ces temps si troublés, le Beau-Rivage
Pont-d’Ain, gravit les sinistres lacets menant à Nantua, puis par le n’était pas désert. Une soixantaine de clients le peuplaient de leurs
Gabriel JARDIN
défilé de Fort-l’Écluse, accède au pays genevois. Dans un des vira- allées et venues. À la salle à manger, alors située dans la grande
Samedi 11 septembre 1943. Ils avaient quitté Vichy le matin personnes non citées, parmi lesquelles Jean Jardin était hautement ges, au Val d’Enfer, une escouade de maquisards avait capturé une rotonde centrale, on côtoyait selon les jours des notables locaux et
même, par une journée maussade. La route avait été triste, pour ne pas reconnaissable (fig. 2). auto blindée allemande, demeurée portières ouvertes au milieu de des banquiers genevois, des princes roumains ou polonais, des in-
dire sinistre. Accompagnés de leurs deux fils aînés, Simon et Pascal, Des amis haut placés mais bien intentionnés, qui avaient sou- la chaussée. Les cadavres de ses occupants en uniforme gisaient dustriels et des aristocrates italiens et belges, des hommes d’affaires
mes parents étaient partis pour la Suisse « en mission exploratoire ». Ils haité son maintien à son poste le plus longtemps possible, compri- sous le véhicule. Mon père, une main sur son volant, l’autre sur un portugais ou grecs, des diplomates, l’un brésilien, l’autre tchèque
allaient vers l’inconnu, un pays nouveau qu’ils ne connaissaient pas, rent qu’il fallait faire quelque chose. Il fut décidé de nommer mon pistolet de gros calibre, avait ralenti, contourné l’obstacle et consta- ou encore cubain. Chez nombre d’entre eux, une mine fermée
en pleine guerre. Cela ressemblait déjà à un exil (fig.1). père à un poste à l’étranger. Il avait été question du Vatican, de té que le petit groupe de partisans… le saluaient militairement. À pouvait laisser supposer la fuite tout autant que la mission la plus
Jean Jardin, mon père, haut fonctionnaire amené à Vichy par sa Madrid ; ce fut finalement la Suisse, pays neutre, miraculeusement la douane, les feld-gendarmes de la Wehrmacht avaient examiné secrète. Monsieur de Steiger, conseiller fédéral, vint à deux reprises
loyauté vis-à-vis de l’État qu’il servait depuis ses débuts, n’en avait épargné par la guerre, et théâtre de toutes les intrigues internatio- les visas avec zèle et méfiance, retenant la voiture d’interminables le dimanche en compagnie de sa femme et de personnalités politi-
pas moins noué depuis la défaite française de nombreux liens avec nales, les officielles (c’était, ne l’oublions pas, l’un des rares États à minutes. Celle-ci avait enfin franchi le Rhône par le pont étroit et ques et diplomatiques arrivant comme lui de Berne. Le prince de
les mille et une facettes de la résistance à l’occupant. Non com- entretenir des relations diplomatiques tant avec les belligérants de l’on était arrivé de l’autre côté, au pays de la liberté. Monaco, accompagné du chef d’orchestre Igor Markévitch, y fit
battant au sens physique du terme mais résistant à l’oppression à sa l’Axe qu’avec les Alliés) comme les plus secrètes. Mes frères dévoraient des yeux la campagne genevoise rangée une brève apparition tandis que, dans les couloirs, des réfugiés juifs,
manière, il n’avait pas hésité à apporter régulièrement aide et sou- Avant de décider d’une affectation précise, on pria mon père et proprette. Il faisait presque nuit lorsqu’ils atteignirent Genève et les seuls ou presque qui fussent accompagnés d’enfants, y croisaient
tien aux candidats à la dissidence gaulliste, fournissant des fonds, des de se rendre ici dans le but non avoué mais bien compris de l’in- tous quatre virent là ce que tant de gens de par le monde n’avaient un médecin berlinois à la mine rébarbative que mes frères avaient
faux papiers, cachant chez lui, dans le village de Charmeil, des amis téressé, de prendre des contacts avec les responsables français des plus vu depuis des années et dont ces deux garçons de onze et neuf immédiatement qualifié de « terrifiant espion hitlérien ». Dans les jar-
juifs en danger d’arrestation, trouvant des places dans des avions deux bords, ceux de Vichy et ceux de la Résistance. Précisons que ans n’avaient plus souvenir, une ville éclairée… et intacte. L’arrivée dins, un comte italien en rupture de ban avec le régime fasciste ré-
très réservés, organisant des passages en Espagne. Cela avait fini la seule ambassade officielle représentant la France était celle du dans la rade fut une sorte d’apparition, une fontaine lumineuse cemment déchu, très agité par la nouvelle, tombée le 13 septembre,
par se remarquer, non seulement de sa hiérarchie, laquelle lais- gouvernement Pétain, à Berne. Toutefois, un bureau officieux de pour contes de fées, qui devait se répéter tout le long de La Côte de la libération de Mussolini par un commando allemand, n’en
sait plus ou moins faire, mais aussi des milieux collaborationnis- la Résistance opérait à Genève, avec toute la compréhension du jusques et y compris à l’arrivée à Ouchy. jetait pas moins des regards langoureux sur ma mère et sur l’épouse
tes et même de l’occupant. La menace se précisait : le chef de la Conseil fédéral. Lausanne était donc une destination toute natu- Si l’entrée en Suisse relevait déjà du rêve, on imagine ce du ministre de Suisse à Budapest.
Milice, le très puissant Joseph Darnand, se répandait en mises en relle pour une première et très discrète exploration des possibilités. que pouvait représenter à cet instant un grand et prestigieux Jean Jardin devait au cours de ce bref séjour se lier avec
garde contre mon père, tandis que le responsable de la Gestapo de « Résignons-nous à entrer dans cet affreux palace ! …» Mon frère hôtel épargné par le sort infligé à la plupart de ses concurrents un riche marchand de tabac, turc d’origine arménienne, que je
Vichy, Geissler, émettait à l’intention de Berlin un rapport attirant Pascal, vivant alors, comme le rappellera plus tard le titre d’un de ses européens, détruits, réquisitionnés ou, au mieux, transformés connus moi-même bien après la guerre lorsque j’étais enfant
l’attention de son gouvernement sur les activités « suspectes » de meilleurs livres, les péripéties si contrastées de La Guerre à neuf ans, en hôpitaux (fig. 3). Mes parents demeurèrent au Beau-Rivage et dont le parler roulant et impérieux m’impressionnait. Je n’ai
Jean Jardin, son épouse et ses fils Simon et Pascal Jean Jardin au début de la guerre, alors qu’il est chef de cabinet Le hall de l’hôtel tel qu’il se présentait
près de Rougemont, hiver 1943-1944. Photographie. du Ministère des finances. Photographie. lors du séjour de la famille Jardin.
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