Page 304 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 4                                                                                                                                         Fig. 5

          jamais su si cet homme, ressortissant d’un autre pays neutre, n’avait   valets et les femmes de chambre d’étage qui finirent, dans leur            Qui peut dire que le Beau-Rivage, qui avait abrité entre les
          pas joué à l’époque en liaison avec mon père un rôle précieux   désarroi, par jeter littéralement les deux animaux par les fenêtres            deux guerres mondiales plusieurs grandes conférences de la paix,
          d’intermédiaire.                                        d’où ces derniers prirent, on l’imagine, un envol maladroit. Pendant                   n’a pas été lui aussi le théâtre en ces années sombres de cette
              Ah ! les accents… Ma mère se souvenait de ces accents, en un   un long moment, le couloir du deuxième étage prit l’apparence               « guerre de l’ombre », où des hommes de bonne volonté appartenant
          temps où les gens aisés parlaient encore presque tous le français ;   d’un plateau de cinéma où se seraient imposés les vestiges d’innom-      à des forces opposées se sont parlé pour préparer à l’humanité un
          ils étaient pour elle souvent nouveaux, innombrables : des  « rou-  brables oreillers sacrifiés à l’une de ces batailles de films où le po-    avenir meilleur ?
          lades » vocales des princes d’Europe centrale à celles des Latino-  lochon rivalise avec les tartes à la crème. L’incident faillit avoir des
         Américains, des intonations grecques et italiennes aux germaniques,  suites désagréables. Mon père dut se confondre en excuses et dé-
          égyptiennes, irlandaises, sans compter l’accent vaudois des autoch-  ployer un sens diplomatique qu’il pensait réserver à d’autres causes.
          tones ou le singulier parler saint-gallois du premier maître d’hôtel.     Un soir au crépuscule, enfin disponible un court moment, il
              Mes frères Pascal et Simon affectionnaient particulièrement   emmena sa petite famille faire les cent pas sur les quais d’Ouchy. En
          la maison du personnel – le Chalet – située en retrait dans le parc   vertu du plan d’économie de guerre (le fameux plan Wahlen), les
          et où ils allaient, aux heures de repos des employés, partager des   gazons et parterres avaient été méthodiquement remplacés comme
          parties de cartes. Ils regardaient avec quelque étonnement le cime-  partout en Suisse par des cultures de légumes et de pommes de terre
          tière des petits chiens de compagnie, un enclos fleuri où reposent   (fig. 5). Une pluie tranquille et continue noyait tout le paysage dans
          les toutous de clients ayant fait de longs séjours. Ils dévoraient des   un ton ardoise uniforme. À l’embarcadère de la cgn, un vapeur à la
         yeux les grosses limousines manœuvrant dans la cour et leur lot de   silhouette début du siècle crachait une fumée jaunâtre trahissant la
          jolies femmes à qui le chauffeur tenait la portière (fig. 4).   mauvaise qualité du combustible à base de tourbe. Sur la passerelle,
              Ils se firent remarquer par quelques frasques. L’une consis-  un agent de police en faction dévisageait les rares passagers. Une
          tait à tester la bonne résistance des épaisses moquettes en arpen-  pancarte annonçait la destination du bateau vers Vevey et Montreux :
          tant les longs couloirs chaussés de patins à glace qu’une femme   il longerait la côte de Lavaux. Pas question en ces temps-là de traver-
          de chambre complice leur avait imprudemment fournis. Une   sée : Évian et le reste du monde demeuraient interdits.
          autre  fut mémorable : tout  comme aujourd’hui, un ascenseur      Soudain la pluie cessa, le voile gris remonta comme un décor
          de vastes dimensions desservait directement depuis les étages le   de théâtre et l’on vit apparaître en arrière-plan la côte savoyarde
          sous-sol de l’hôtel, situé, côté lac, de plain-pied avec le quai. Au   plongée dans l’ombre. « Ici – dit mon père avec émotion – c’est la paix ;
          cours d’une de leurs premières promenade, ils avaient remarqué   là-bas, en face, à quelques kilomètres, c’est la planète en guerre, l’ennemi pres-
          l’avidité des oiseaux aquatiques pour le pain rassis que les ba-  que partout présent, la peur et l’humiliation. Il va falloir – ajouta-t-il – re-
          dauds, vu la pénurie générale, ne leur distribuaient plus qu’avec   tourner de cet autre côté pour quelques jours. Si le Ciel est avec nous, nous
          parcimonie. Ils jetèrent leur dévolu sur un couple de cygnes im-  reviendrons très vite, je vous le promets. »
          posants. Miette après miette soigneusement mises de côté depuis      Ils revinrent, cinq semaines plus tard, sains et saufs bien qu’ayant
          plusieurs jours, ils attirèrent les deux palmipèdes affamés jusqu’à   été la cible d’une tentative d’attentat. Mon père fut nommé pre-
          l’ascenseur, les prirent adroitement au piège et les firent monter   mier conseiller à l’ambassade de France à Berne, ambassade dont
          dans les étages où ceux-ci déployèrent une énergie qui ne tarda   il devait prendre rapidement en mains la destinée, manœuvrant au
          pas à ameuter tout l’établissement. Ce fut une belle suite de cra-  plus près des intérêts de son pays, surnageant avec courage dans
          chements, battements d’ailes, vols de plumes en tous sens, atta-  le tourbillon des courants les plus opposés charriant espionnages,
          ques, morsures dont la cible fut aussi bien les coupables que les   intrigues et complots.

          Pascal et Simon Jardin.                                                                                                                        Le parc du Denantou à Ouchy labouré pour être planté de pommes   Se fondant sur des évaluations des capacités de l’agriculture,
          Photographie, vers 1943.                                                                                                                       de terre durant le plan Wahlen.                         Friedrich Traugott Wahlen, chef de la division de la production agricole
                                                                                                                                                         Photographie, 1939-1945.                                et de l’économie domestique à l’Office fédéral de guerre pour l’alimentation,
                                                                                                                                                                                                                 avait projeté ce plan dès 1935 ; il fut mis en application à partir de 1940.
                                                                                                                                                                                                                 Il s’agissait d’étendre les cultures et d’augmenter la production agricole
                                                                                                                                                                                                                 afin d’assurer l’approvisionnement, voire l’autarcie alimentaire de la Suisse
                                                                                                                                                                                                                 durant la Deuxième Guerre mondiale.
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