Page 34 - Livre Beau-Rivage Palace
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AUBERGES, HÔTELS ET GUIDES dans les formes privées l’hôte, le voyageur ne paie pas son écot. Dans une 1802 encore : « C’est une règle d’ancienne date, qu’il faut toujours préférer
relation dépendante, passive, l’équilibre ne se rétablit que par le respect des rè-
les meilleures auberges aux petites et mesquines. Dans les auberges d’un
DE VOYAGE gles et l’invité étanche sa dette par son rôle dans la conversation, l’information certain rang, tout a son prix fixe, au lieu qu’un aubergiste pauvre, cherchera
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QUAND LE MONDE SE DÉPOSE et les nouvelles ; c’est affaire de courtoisie, de bons usages qui s’enseignent .» toujours à profiter de l’occasion. La première chose à faire en s’établissant
On se trouve dans un schéma de sociabilité qui se construit
dans une chambre d’auberge, pour y coucher, c’est d’en ouvrir les fenêtres,
DANS LES LIVRES sur un échange de services entre égaux, mettant, dans le cadre du et ensuite de la parfumer par une fumigation de vinaigre ou de sucre. Si
Grand Tour, dont cela aura aussi été l’une des fonctions, les nobles
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l’impériale du lit est attaché [sic] par des cordes au plancher, les cordes
en réseau à travers l’Europe. Cet hébergement chez les privés n’a peuvent être vieilles, usées ou mal attachées, l’impériale peut tomber, il y a
cependant pas toujours été exempt d’arrangements financiers et de cela mille exemples, et il vaut mieux faire tirer le lit de dessous l’impériale.
certaines familles semblent avoir décidé de loger des voyageurs Un des grands fléaux des mauvaises auberges sont les punaises. Mad. de
contre rémunération, ouvrant ainsi la voie à un troisième type Genlis conseille de placer quatre morceaux de camphre, gros comme des noix,
d’hébergement, la chambre d’hôte ou la pension. Dans son étude deux sous le drap sur le matelas à la tête du lit, et les deux autres de même
Ariane DEVANTHÉRY
basée sur les récits de voyage de l’époque classique et des Lumières, au pied de lit, avec l’attention de ne pas laisser le lit contre la muraille ; ce
UNE HISTOIRE À COUCHER DEHORS… la variété et du nombre des apprentissages escomptés, le Grand Tour Daniel Roche esquisse les grandes lignes du processus qui, du xvii préservatif, un peu narcotique, agiroit à la longue sur les nerfs, mais de tems
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De tout temps, les hommes ont voyagé. De tout temps, ils était un voyage extrêmement codé : les cheminements, les choses à siècle à la fin du xviii et des régions peu parcourues aux lieux en tems ne peut faire aucun mal. Il m’est arrivé de me garantir une nuit
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ont donc dû trouver ponctuellement gîte et couvert hors de chez voir et les personnes à rencontrer, les récits, dessins et observations bien fréquentés, fait peu à peu passer l’hospitalité privée à l’héber- de morsures de punaises, en plaçant mon lit au milieu de la chambre, et en
eux. Selon qu’ils voyageaient en soldats, marchands ou pèlerins, ils qu’il fallait concrétiser, jusqu’aux émotions qu’il fallait ressentir, tout gement rémunéré. Pendant longtemps cependant, l’un n’excluait l’entourant d’un nombre de bougies allumées. Les personnes qui n’ont pas
ont bien sûr privilégié des lieux de passage ou de séjour différents. était presque décidé d’avance. L’historien des mentalités Alain Corbin pas l’autre, puisque leurs usages ne se recoupaient pas réellement. l’habitude de voyager, ne peuvent s’accoutumer au bruit des auberges et en
Heureusement, notre sujet ne couvre pas l’ensemble de ce vaste pa- voit un bénéfice à ces normes qui touchent tant les trajets suivis, que Ils consistaient en fait plus en deux pratiques différentes qui se perdent communément le sommeil. Le tems de la nuit, où les auberges sont
norama. Il se restreint en effet aux voyages culturels et d’agrément, tout ce qui aura été vu, comparé ou pensé en voyage : « Au retour, la complétaient plus qu’elles ne s’opposaient. Selon le lieu où il se ordinairement les plus calmes, est depuis 10 heures du soir, jusqu’à 5 heures
dont le Grand Tour constitue le moment fort, soit de la deuxième similarité du parcours autorisera la connivence des touristes et la confrontation trouvait, un même voyageur pouvait ainsi avoir recours aussi bien du matin, et c’est le tems qu’il faudroit y passer au lit [sic] […]. Il ne faut
moitié du xvii siècle à la fin du xviii . Voyage de formation initié des émotions . » Comme Lausanne se trouvait sur l’une des routes em- à l’un qu’à l’autre, ce dont les récits se font aussi l’écho. Dans la jamais se servir des tables de nuit d’auberge, ni d’aucun meuble de ce genre,
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à l’origine – mais largement répandu ensuite dans la noblesse euro- pruntées par les grands-touristes en direction des cols du Grand-Saint- littérature de voyage des xvii et xviii siècles toutefois, l’auberge quelque propres qu’elles puissent paroître ; rien n’est plus mal-sain. Il faut
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péenne – par les jeunes nobles anglais qui allaient ainsi se confronter Bernard et du Simplon, la ville a fait l’objet de nombreux commentai- occupe une place un peu particulière, alternativement lieu com- dans les mauvaises auberges ne jamais manger de ragouts ni de sauces, se
au monde, le Grand Tour est un tour d’Europe qui pouvait s’éten- res dans les récits de voyage de l’époque . mun et point aveugle. Ainsi, alors que certains récits de voyage ne contenter de rôti froid ou chaud, d’œufs, de fruits crus, ou de ce qu’on fera soi-
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dre sur une durée allant de quelques mois à plusieurs années et qui Durant toute la période du Grand Tour, on voit cohabiter deux l’évoquent presque jamais, apparaît-elle ailleurs dans toute la varié- même. Ceux qui veulent séjourner dans les auberges, doivent payer chaque
devait former aussi bien leur sens esthétique que leur connaissance manières de se loger en voyage : à l’auberge ou chez des privés. Entre té de ses réalisations , où elle est utilisée par les auteurs-voyageurs jour. C’est une méthode que la plupart des aubergistes n’aiment pas ; raison
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et compréhension des autres et de l’ailleurs. Si le but de ce voyage hôtellerie et hospitalité, c’est une différence de conception sociale, comme un jalon aussi bien temporel que spatial ou thématique de plus pour la suivre . »
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était clairement la découverte des merveilles classiques de l’Italie, relationnelle, voire religieuse qui se met en place. L’auberge entraîne pour marquer la fin d’une journée de route, une progression géo-
les chemins qui y conduisaient passaient par de nombreux lieux à dès le départ entre l’hôtelier et l’hôte des relations simplement com- graphique ou y placer le récit de telle ou telle anecdote, anecdote ENTRE GRAND TOUR ET TOURISME
forte charge symbolique, et par des rencontres avec d’autres voya- merciales et dont le lien n’outrepasse pas la durée du séjour, alors souvent bien choisie et marquante, que ce soit pour des raisons de Durant les quelques décennies qui couvrent la fin du xviii
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geurs ainsi qu’avec des savants reconnus du temps. Les gains atten- que l’hébergement chez une connaissance (ou une connaissance de sécurité ou d’hygiène . et le début du xix siècle, le Grand Tour connaît de profondes
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dus, on le voit, étaient multiples, regroupant des apports aussi bien connaissances via les lettres de recommandation) relevait de l’hos- Pour illustrer ce qu’était souvent un passage à l’auberge au transformations qui le feront se muer progressivement de voyage
sociaux qu’esthétiques, cognitifs que pratiques. Accompagnés de leur pitalité traditionnelle, cette vertu louée par la Bible et qui engage xviii siècle pour les grands-touristes, plongeons-nous dans un assez aristocratique en voyage bourgeois, de Grand Tour en tourisme.
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mentor, les jeunes aristocrates accomplissaient ainsi une sorte de rite ses cocontractants non pas sur la base d’une note, mais bien au-delà. long extrait écrit par le comte Léopold de Berchtold et proposé On voit alors de multiples changements toucher le voyage et ses
de passage marquant leur entrée dans l’âge adulte. Compte tenu de Comme l’écrit l’historien Daniel Roche : « On aurait tort de croire que dans la partie introductive de son guide par h. A. o. Reichard en pratiques. Ces changements concernent aussi bien le réseau routier
Route du Simplon (Vallée du Ganter). La Riviera, le Valais, les Alpes.
Estampe, 1831. Estampe dessinée par J.S.H.L. Carrard et lithographiée par J.J. Sperli, 1830.
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