Page 370 - Livre Beau-Rivage Palace
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              À l’instar du théâtre classique où la durée des actes est fondée   est porteuse. On se souvient sans doute du film de F. W. Murnau,
          sur le temps qu’une bougie met à se consumer, l’écriture ciné-  Le dernier des hommes, qui suivait en 1924 la déchéance d’un por-
          matographique demeure tributaire des données techniques qui   tier d’hôtel à l’uniforme prestigieux réduit à la condition de gar-
          déterminent ses conditions de production, et ce dès les origines.  dien des toilettes du sous-sol. En 2006, Bobby d’Emilio Estevez
         La construction narrative des films est en effet largement dépen-  réussissait la synthèse entre les deux mondes. L’action se déroule
          dante de quatre paramètres qui s’égrènent par doublets : intérieur   à l’Ambassador Hotel de Los Angeles ce jour de 1968 où Robert
          jour / intérieur nuit ; extérieur jour / extérieur nuit. Ces préalables   Kennedy, candidat à la présidence des États-Unis, fut assassiné.
          propres à la didascalie scénaristique scandent immanquablement   Avec une grande virtuosité et une totale fluidité, ce récit unani-
          tout récit filmique. Ils se révèlent, nous l’avons vu, particulièrement   miste mêle le portrait de vingt-deux personnages indifféremment
          opératoires appliqués à l’examen de la représentation des palaces au   clients ou employés de l’hôtel, qui garderont à jamais le souvenir
          cinéma. Le rapport de l’espace fermé du grand hôtel avec l’exté-  de l’événement historique auquel ils ont assisté. Ce film est aussi
          rieur apparaît en effet souvent au centre des préoccupations, qu’elles   exemplaire des conditions spécifiques de tournage dans un hôtel.
          soient celles des personnages ou celles de la mise en scène.  En effet, sa production prit un temps considérable et ne fut ren-
              Pour le protagoniste, de la bonne gestion de son rapport à   due possible qu’en raison de la démolition programmée de l’hôtel
          l’extérieur viendra, dans la plupart des cas, le salut. L’intérieur, celui   même où eut lieu l’assassinat et où le réalisateur tenait absolument
          du palace en l’occurrence, est-il pour lui un refuge ou une prison ?   à tourner le film. Il paraît qu’à peine la dernière image enregistrée,
          Doit-il s’en échapper ou en contrôler l’accès ? Dans les exemples   les bulldozers entraient en action.
          examinés, le palace apparaît le plus souvent comme un espace trom-
          peur et un environnement pernicieux. Seul l’extérieur ouvert et    1. 19-39. La Suisse romande entre les deux guerres, cat. expo. Musée historique de Lausanne,
          infini – une étendue d’eau, le lac, la mer ou l’océan, s’en donnent       Lausanne : Payot, 1986, p. 267-269.
          comme la synecdoque – lui permettra de résoudre les conflits dont
          il est l’objet. Pour le metteur en scène, alors que l’extérieur se pré-
          sente comme un donné, dont il n’y a pas lieu de définir les tenants
          et les aboutissants, l’intérieur, à plus forte raison celui d’un hôtel, se
          doit d’être construit. Tout déroulé de l’action sera consacré à l’ac-
          complissement de cette mission, qui peut s’achever ou bien sur un
          succès et la constitution d’un espace cohérent ou bien sur un échec
          et le constat d’une incapacité à construire un espace intelligible.
              À travers les différents exemples étudiés, une dimension de-
          meure cependant absente, celle de l’envers du décor. En effet, tous
          les films que nous avons passés en revue n’adoptent que le point
          du vue du visiteur, en l’occurrence l’hôte de l’hôtel. Or, tout éta-
          blissement hôtelier, même le plus modeste, contient un univers
          caché, où la discrétion est reine et dont la fonction est de régler en
          coulisses le théâtre des représentations. L’histoire du cinéma n’a pas
          ignoré les ressorts dramatiques dont la vie du personnel des hôtels

          Frédéric Schoendoerffer, Agents secrets, France, 2004.
          L’entrée du Lausanne Palace associée, par le montage, à celle du Beau-Rivage Palace.
          La longue focale utilisée produit un effet d’écrasement de l’architecture et lui
          confère ainsi une plus grande monumentalité.

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