Page 68 - Livre Beau-Rivage Palace
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Fig. 1                                                                                                                                         Fig. 2

              L’expression la plus évidente de cette crispation est la rela-  taille car il n’est pas du tout sûr que ce soit le même, « ce qui ne plaît   a porté ses fruits. En nous reportant à nos données, nous pouvons   prennent des intensités redoublées, eu égard aux sensibilités du
          tion tendue qui naît à la suite, notamment, de la construction du   guère aux clients habituels qui aiment à retrouver des figures connues »  .   aussi constater la très vive impulsion donnée aux affaires par cette   tourisme aux moindres oscillations conjoncturelles : « La situation
                                                                                                                    14
          Château d’Ouchy en 1890 qui se profile comme un concurrent      Autre solution très sérieusement envisagée : la prise en loca-                 annexe. C’est un véritable emballement : en l’espace de trois ans, tant   générale est si anormale, les réactions du public si variables, parfois si
          très sérieux. Des contacts sont engagés avec son propriétaire, Jean-  tion d’un hôtel à Cannes, l’Hôtel Californie, comprenant 168 lits,       le chiffre d’affaires que le nombre de nuitées doublent quasiment.  inattendues, que pour une industrie comme la nôtre, nous ne pouvons que
         Jacques Mercier, visant à le louer. Après quelques années d’ex-  jouissant d’une vue admirable sur la mer et sur les îles, doté d’un            En 1913, le dividende est fixé à 30% ! Replacé dans un contexte   vivre au jour le jour, avec prudence et en espérant mieux du lendemain . »
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          ploitation, l’affaire est rompue en 1896, la faiblesse des recettes la   parc planté d’arbres et d’arbustes des pays chauds. Tschumi s’en-     économique plus large, le Beau-Rivage auquel on ajoute doréna-  Les sujets de désagrément sont nombreux : la différence de change
          rendant peu intéressante .                              gage fortement dans cette initiative qu’il considère comme une                         vant le terme de Palace profite cependant de la prospérité qui gagne   entre argent suisse et argent étranger qui sont autant d’obstacles
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              Toutes ces préoccupations illustrent la complexité des repères   source importante de revenus susceptibles de combler les vides de         l’ensemble des pays industrialisés et qui est perceptible dès la fin   aux voyages internationaux, les formalités et les tracasseries à l’en-
          pour gérer un hôtel de l’envergure du Beau-Rivage. Alors que l’in-  la saison d’hiver et de donner à la société une stabilité financière.      du xix  siècle. Entre le Beau-Rivage Palace et la Belle Époque, les   trée des étrangers en Suisse, les exigences fiscales à leur égard, les
                                                                                                                                                              e
          dustrie des étrangers, dans sa perspective helvétique, entre dans une   Le contrat de location est présenté au conseil d’administration qui,   relations, si elles sont intenses, sont très fructueuses. La construc-  tarifs des chemins de fer, etc. Même le recours à des méthodes
         véritable expansion, la direction de l’hôtel lausannois s’interroge   au dernier moment, refuse de s’engager discernant trop d’incon-           tion de l’annexe amplifie un effet, mais elle ne le crée pas. La déci-  scientifiques ne suffit pas à éclairer les lanternes : « Nous cherchons
          sur son avenir compte tenu des contraintes locales et internationa-  vénients. Dans le même ordre d’idée, le Beau-Rivage acquiert en           sion de construire est venue tout simplement au meilleur moment   depuis longtemps à tirer quelques enseignements des statistiques que nous
          les. Cette première période voit donc un hôtel doté d’indéniables   1899 le Château de Renens et la source alcaline y attenant qui             (fig. 3). Encore fallait-il la prendre ! D’autres promoteurs lausannois   établissons avec soin, et à chaque exercice la réalité contredit dans un sens
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          qualités en matière d’environnement naturel, d’aménagement in-  sont revendus en 1903. En 1904 encore, on achète la propriété de               n’auront pas cette chance . Car, fondamentalement, les raisons pour   ou dans un autre, les chiffres escomptés. Il y a peu d’industrie aussi sensible
          térieur et de prestations, toutes sources de réputation de premier   l’Élysée recédée l’année suivante.                                        lesquelles on avait décidé de construire sont toujours pendantes. Si   que l’industrie hôtelière. La moindre rumeur de source politique, sanitaire,
          ordre, mais confronté à une situation commerciale très changeante      Troisième solution : l’agrandissement de l’hôtel. C’est la solu-        l’augmentation des nuitées s’accompagne d’une meilleure ventila-  économique ou simplement de mode, change le courant des voyageurs, et là
          qu’il ne maîtrise qu’à moitié. Le Beau-Rivage tente néanmoins de   tion qui est retenue. On le prévoit d’abord sous la forme d’un ex-          tion sur les mois de l’année, la saison d’hiver ne parvient pas à égaler   où l’on s’entassait une année, on fait le vide l’année suivante . »
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          répondre à ces contrariétés par des solutions originales.  haussement du bâtiment existant avec la création d’un cinquième                     l’attrait exercé par le Beau-Rivage Palace durant la saison d’été. Ce      Cette instabilité permanente se lit avec une grande netteté sur
              On peut sans doute affirmer qu’avec l’arrivée en 1889 de    étage (fig. 1). Vu le faible gain en volume, il est décidé de construire       sera encore un motif récurrent de plainte par la suite (tab. 2).  les courbes du chiffre d’affaires et des nuitées (tab. 1). Plis et replis
         Jacques Tschumi à la tête de l’établissement, le Beau-Rivage entre   un nouveau bâtiment. Le devis s’élève à plus de deux millions de               Ces quelques données sont tout à fait révélatrices de cette   épousent parfaitement l’évolution générale d’une période atteinte
          dans une période de réflexion et de remise en cause. Son incontes-  francs. Projeté dès 1903, commencé en 1905, suspendu l’été de              période d’euphorie économique qui précède la plongée dans les   périodiquement par les agressions : la Première Guerre mondiale,
          table autorité pousse à un débat de fond sur la nécessité d’une vé-  1906 par la grève des maçons, repris en 1907, le bâtiment est enfin       années noires qui vont suivre. La nostalgie d’un paradis perdu n’a   la crise des années 1920-1922, le reflux de 1924-1925, le marasme
          ritable stratégie d’entreprise dont l’aboutissement est l’érection, en   achevé dans le courant de l’été 1908. Son ouverture a officielle-     jamais cessé de planer sur les consciences des générations qui ont   des années trente et la Seconde Guerre mondiale enserrent de
         1908, d’un deuxième bâtiment à côté de celui existant depuis 1861.  ment lieu le 19 juin 1908. La facture revient finalement à plus de          vécu ces années et qui vont dorénavant se heurter aux dures réalités   leurs crocs acérés les rares périodes de grande activité : 1919, 1923,
          N’allons pas croire que cette solution s’est imposée d’elle-même.  trois millions.                                                             des déflagrations répétées de la première moitié du xx  siècle. En   1926-1929, 1936-1939. Ces conditions ne poussent pas la direction
                                                                                                                                                                                                     e
         Elle fait l’objet d’intenses discussions et même de divisions au sein                                                                           fixant les points de repères sur la base de ce qu’a été la Belle Époque,  à engager des initiatives de grande envergure. La réaction sert de
          du conseil d’administration.                           1908-1946 : ENTRE CERTITUDES ET INCERTITUDES                                            ces mêmes générations ne peuvent qu’être très déçues des résultats   ligne de conduite stratégique et l’adaptation de politique d’en-
              Ce qui est au cœur de toute la question c’est, outre la mo-     « L’hôtel Beau-Rivage Palace a d’emblée conquis la faveur des étran-       enregistrés par la suite. Pour les deux directeurs qui succèdent à   treprise. Mais c’est surtout la prudence qui agit comme principe
          dernisation d’un bâtiment qui commence à dater, la fréquentation   gers et peu de semaines après le début, nous avons eu la satisfaction de voir   Tschumi, Otto Egli dès 1912 et Werner Müller dès 1935, la Belle   régulateur : « Le tourisme n’est pas mort, la ‹ bougeotte › est plus aiguë
          irrégulière de l’hôtel : « La recette de l’hôtel se fait essentiellement dans les   nos deux maisons pleines et rester pleines jusqu’à la fin de l’automne… La   Époque reste pendant longtemps cette ligne de crête que l’on tente   que jamais, mais il faut se rendre à l’évidence que le touriste a totalement
          mois d’août, septembre et moitié d’octobre; celle des mois d’avril, mai, juin et   Société Immobilière d’Ouchy n’a pas fait fausse route en admettant comme   désespérément de reconquérir et qui, malgré tous les efforts, s’éloi-  modifié ses habitudes. Le temps n’est plus où le lord anglais, suivi de ses
          juillet ne donne en moyenne qu’un léger bénéfice; les mois d’hiver donnent un   type de ses installations ce qui existe actuellement de plus beau, de plus   gne à mesure que l’on croit s’en approcher : « Nous sommes loin du   chastes filles, rêvassait pendant de longues semaines dans le ‹ Bosquet de
          bénéfice à peine suffisant pour couvrir l’usure du mobilier et de la lingerie . »   confortable, de plus élégant, même au prix de sacrifices importants . »  temps où notre hôtel ne désemplissait pas du 1  janvier au 31 décembre . »  Julie   ›. Aujourd’hui le voyageur se fixe un but précis à son voyage, y va
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              Sa résolution suit des pistes variées : la plus simple consiste à      Ces premiers résultats, s’ils ne peuvent que réjouir les action-    Cette rengaine est répétée année après année.           directement en revient par le plus court chemin, cherchant même à battre
          fermer l’hôtel durant la saison d’hiver et à congédier le personnel.  naires présents, soulagent énormément la direction : d’osé qu’il était,      Certitudes et incertitudes ne cessent de se côtoyer une fois   son précédent record d’étape d’auto, et ne baguenaude plus, obligé de régler
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          Mais la difficulté de le réengager par la suite est un obstacle de   le pari devient réussi (fig. 2). La stratégie très offensive de Tschumi   la Première Guerre mondiale déclarée. Sur les rives d’Ouchy, elles   ses caprices sur ceux de la Bourse . »
          Hôtel Beau-Rivage. Projet de modification de la toiture, Élévation au midi.                                                                    Ouchy Palace Hôtel, carte postale, vers 1910.
          Élévation à l’ouest, janvier 1897. Th. van Muyden architecte.                                                                                  Le bâtiment est précédé d’un socle qui abritait divers commerces.



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